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LE MÉNESTREL


enfin tracé par un brillant éloge, très intéressant et très étudié, d’Alexandre Dumas et de son œuvre théâtral.

Voici le texte complet du discours de M. le ministre des beaux-arts, dont le succès a été très grand :

« Mesdames et Messieurs,

Cette cérémonie n’est pas seulement la distribution annuelle des récompenses au Conservatoire ; elle est destinée à inaugurer une direction nouvelle, celle que j’ai confié à M. Théodore Dubois. Cette maison l’a eu d’abord, depuis 1871, comme professeur d’harmonie, depuis 1891 comme professeur de composition ; il lui appartient depuis plus de vingt ans. Il n’est pas seulement l’auteur de tant d’œuvres exquises, mais, dans ses Notes et études d’harmonie, un savant théoricien de l’art. Il est aussi un administrateur avisé et vigoureux, qui saura maintenir dans la grande tradition de l’art français cette institution dont les origines remontent à l’une des années les plus glorieuses et les plus fécondes de la Révolution.

Nous inaugurons aussi, en quelque sorte, la charte nouvelle qui a été donnée au Conservatoire par le décret du 5 mai 1896.

Désormais, le directeur, comme il l’a voulu lui-même, est assisté d’un conseil supérieur où siégeront les maîtres les plus illustres de la littérature, de la musique et du théâtre. C’est sur les propositions de ce conseil, c’est-à-dire sur des présentations faites par leurs pairs, que le ministre nommera les professeurs, comme il le fait déjà pour les grands établissements scientifiques et pour les facultés. Le règlement nouveau du Conservatoire est, dans ses lignes essentielles, celui qui régit l’école des beaux-arts, cet autre conservatoire de l’esprit artistique dans notre pays.

Si j’ai eu l’honneur d’apposer ma signature au décret de constitution, je ne puis oublier qu’il avait été préparé par une imposante consultation des plus hautes compétences, et que votre nouveau et cher directeur, après avoir contribué à l’élaboration de ce règlement, a été heureux de l’apporter au Conservatoire comme don de joyeux avènement.

Tout ce que le ministre, tout ce que votre directeur ont ainsi abandonné de leurs prérogatives anciennes, je crois qu’ils l’ont remis entre bonnes mains. Je crois désirable que l’administration des beaux-arts soit, plus que jamais, conseillée et inspirée par les artistes.

Le Conservatoire, dès sa naissance, a été comme le centre et le cœur de la production artistique en France. Il est peu de grands artistes de théâtre qui n’y aient fait leur éducation première ; presque tous les grands compositeurs dramatiques ou lyriques y ont siégé comme maîtres ou comme membres des jurys. Les gloires contemporaines ont le souci de cette maison comme d’une pépinière d’interprètes pour leurs œuvres ; et c’est vers ces gloires que s’orientent nos élèves. On pourrait dire que tout sort du Conservatoire et que tout se reporte vers lui. Par lui, artistes dramatiques et lyriques, professeurs, compositeurs, auteurs, forment comme une grande corporation vouée au culte du Beau, comme l’Université de France des arts du théâtre.

C’est pour cette raison que les deuils de l’art son les nôtres, et que, dans nos séances de clôture annuelles, le bilan des pertes subies par l’esthétique française prend toujours une si large place.

Cette année, nous devons un souvenir à Ernest Mocker, mort à quatre-vingt-quatre ans, témoin d’un autre âge et d’un autre Paris artistique, qui, pendant plus de trente années, charma les habitués de la salle Favart dans ses rôles du Déserteur, du Maçon, du Pré aux Clercs, et qui, rappelé au Conservatoire, y devint un éminent professeur d’opéra-comique ;

À Obin, dont nos pères n’ont point oublié l’immense succès à l’Opéra, dans les Huguenots, dans Don Juan, dans Moïse, dans Herculanum, dans Don Carlos, et qui, sorti à vingt ans du Conservatoire, y rentra en 1871 comme professeur d’opéra ;

À Mme Anaïs Fargueil, qui, en 1835, l’avait quitté avec le premier prix de chant, qui débuta non sans éclat à l’Opéra-Comique, mais qui, par un avatar inattendu, ayant perdu sa voix de cantatrice, entra au Vaudeville, y fut la merveilleuse comédienne que nous avons connue, car nous n’avons point oublié la belle invocation à la « sainte mousseline » dans la Famille Benoiton. Elle a suivi le génie du maître dans ses évolutions, et après avoir donné à M. Victorien Sardou une admirable interprète de ses comédies, elle lui donna la tragédienne qu’il rêvait pour ses drames, la superbe Dolorès de ce chef-d’œuvre : Patrie !

À Henri Fissot, ce musicien consommé, ce pianiste et cet organiste de premier ordre, ce compositeur de grand style, que des succès précoces avaient signalé dès sa dix-huitième année et qu’une mort prématurée enlevait, en janvier dernier, à sa classe féminine de piano du Conservatoire ;

À Mme Dorus-Gras, d’abord la gloire de l’Opéra de Bruxelles, bientôt rappelée à l’Opéra de Paris, où elle fut la créatrice des rôles d’Alice dans Robert le Diable, de Térésina dans le Philtre, d’Eudoxie dans la Juive, de Marguerite dans les Huguenots ; puis à l’Opéra-Comique, où elle créa celui d’Isabelle dans le Pré aux Clercs ;

À son frère Dorus, le célèbre flûtiste, qui ne lui a survécu que trois mois. Il était un des vôtre de toute façon : élève de cette maison, lauréat du Conservatoire en 1828, virtuose de notre orchestre de l’Opéra, puis de la Société des concerts, maître de tant d’artistes : je me contenterai d’en citer un des plus illustres, M. Taffanel.

Parmi ceux qui ont quitté cette rive, la vie, pour passer sur l’autre bord, il en est deux qui ont laissé, dans le double domaine de l’art dramatique et de l’art lyrique, un vide qui ne se pourra combler. Ils appartiennent à l’histoire intellectuelle non plus seulement de la France, mais du monde.

Alexandre Dumas, par un sentiment de noble modestie ou peut-être par dédain pour la parole publique dont il avait noté l’abus, exigea par testament qu’aucun discours ne fût prononcé sur sa tombe. Si respectueux que nous soyons de ses volontés suprêmes, nul ne s’étonnera que, dans cette réunion presque intime, dans cette maison qu’il aimait tant, on rende hommage à sa vie laborieuse, à sa conscience sévère de moraliste, à son éclatant génie dramatique, ne fût-ce que pour tirer de sa vie des enseignements utiles à ces jeunes élèves du Conservatoire dont il suivait avec une sollicitude paternelle les travaux et les concours.

La prodigieuse fécondité littéraire de son père, qui, de ses récits de voyages, de ses contes et chroniques, de ses romans taillés en plein cœur de nos annales, se reposait en donnant au théâtre des drames dont nous subissons encore l’émotion ; cette fantaisie si riche, étincelante, qui se prodiguait sans compter, fertilisant tous les sujets et tous les genres de littérature, s’épandant comme un fleuve sur la France, sur l’Europe, sur le monde, où ses œuvres furent traduites en toutes les langues civilisées, — tout cela, dans le fils sérieux et réfléchi, se concentra en une énergie intense d’observation et de méditation. On a dit que le père avait été comme une force de la nature : le fils fut la science de la nature et du genre humain. La postérité le placera au même rang que nos grands classiques du dix-septième siècle ; mais tandis que les uns, dans la tragédie, n’ont su exprimer que l’héroïsme ou les passions d’êtres supérieurs et presque étrangers à l’humanité, d’êtres de légende ; tandis que les autres, dans la comédie, se sont attaqués à des travers qui sont presque à la surface de notre nature, — lui, il est le fils d’un siècle où la sévère méthode des sciences domine jusqu’à la littérature ; d’un siècle où l’on devrait moins souffrir qu’il y a deux cents ans et où l’on sent davantage la souffrance ; qui, comme réveillé tout à coup, s’est effrayé et effaré d’une infinité de questions qui laissaient paisibles nos ancêtres, qui s’est ému de pitiés qu’ils ignoraient, d’injustices qui ne les touchaient point ; qui paraît moins moral que ses devanciers, mais qui l’est bien plus, précisément parce qu’il s’inquiète de ce qu’il y a d’évolution et en apparence d’incertain dans la loi morale. Sous la complexité de notre société, de nos mœurs, de nos croyances, de nos superstitions, à travers ce kaléidoscope de vices, de ridicules, de misères, sans cesse secoué comme par une main invisible et folle, c’est l’humanité qu’Alexandre Dumas a prise corps à corps.

Il l’a vue, sous la frivolité de ses modes changeantes, simple comme l’humanité antique, souffrante des mêmes maux, c’est-à-dire de l’amour, de ses perversions, de leurs conséquences tragiques, et personne n’a ressenti pour elle plus de pitié virile. Il a été presque uniquement le poète de l’amour, d’un amour non pas entouré des Ris et des Jeux, mais escorté de meurtres et de suicides, de l’Éros dévastateur qu’ont entrevu les plus austères des poètes antiques. Son théâtre, si osé parfois, est cependant le plus sain qu’il y ait au monde. C’est avec raison qu’on a salué en lui le moraliste par excellence : non celui qui déclame sur le vice, mais celui qui en voit, avec une acuité de vision jusqu’alors inouïe, le caractère réel et les inévitables conséquences.

Il est original surtout parce qu’il eut l’intuition de ce qu’il y a d’éternel et d’immuable dans la nature humaine, et qu’en même temps il l’aperçut sous le caractère le plus moderne et le plus français. C’est pourquoi il est vraiment un classique du dix-neuvième siècle. De là cette variété dans la langue qu’il parle, ces pensées qui tantôt sont un reflet de la vie qui passe et tantôt une évocation de la vie perpétuelle ; ces mots profonds, ces mots de surprise qui font passer un frisson d’infini. Les rôles créés par Alexandre Dumas sont de ceux que nos élèves ont le plus à redouter et le plus à envier. C’est à la manière dont ils les interpréteront qu’on reconnaîtra les comédiens de race.

Ambroise Thomas l’a suivi de près dans la tombe. Celui-là, c’était la musique même. Sous la direction de son père, à quatre ans, il commença l’étude du solfège et à sept ans celle du piano et du violon. Par lui, nous sommes en communication directe avec les aèdes de la Révolution, ces pères glorieux de la musique moderne ; car, en ce même Conservatoire où nous sommes, il eut Cherubini comme directeur et Lesueur pour maître de composition. Vous savez par quelle série d’œuvres il a conquis le renom d’un des charmeurs de ce siècle : le Caïd, le Songe d’une nuit d’été, Psyché, La millième de Mignon a été une fête nationale. Ce fut une autre fête, mais comme l’apothéose après la mort, que cette représentation d’Hamlet qui, sur la tombe à peine fermée, fit retentir, ainsi qu’un chant de résurrection, les fraîches mélodies du ballet du Printemps. Ce patriote que la guerre a privé de sa ville natale, qui, soldat en cheveux blancs, étalant sur sa vareuse de mobile la croix de commandeur, monta la garde aux bastions de Paris assiégé, a du moins retrouvé une patrie dans la maison qui abrita son enfance. Directeur du Conservatoire depuis près d’un quart de siècle, il en a, pour ainsi dire, fixé la tradition ; vingt-quatre générations d’élèves sont sorties de ses mains. Si à tous il laissa la liberté de leur vocation personnelle, à tous il donna le haut exemple de l’amour du métier, de la probité artistique, du plus noble patriotisme.

    il signor Pascariello, le Toréador, le Val d’Andorre, les Porcherons, l’Étoile du Nord… Et puis, une petite erreur : Mme Dorus-Gras n’a pas, à proprement dire, créé le Pré aux Clercs ; elle n’a joué Isabelle qu’à partir de la seconde représentation, après le refus inqualifiable et resté toujours inexpliqué de Mme Casimir.