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LE MÉNESTREL

ressantes. Notre surintendant général, M. Possart, avait pris comme principe de faire jouer l’œuvre dans des conditions absolument semblables à celles où elle avait été représentée à son apparition au théâtre impérial de Prague, le 29 octobre 1787, sous la direction personnelle de Mozart.

Dans ce but, il a d’abord choisi le petit théâtre de la Résidence royale, un chef-d’œuvre architectural de style Louis xv, dont les dimensions se rapprochent davantage de celles du vieux théâtre de Prague que celles du grand théâtre royal. Ensuite, il a fait jouer Don Juan exactement d’après la partition originale de Prague : quatre premiers violons, quatre seconds, deux contrebasses, soit, en tout, avec l’harmonie, vingt-quatre musiciens à l’orchestre. Le premier finale avec le célèbre chœur : Vive la liberté ! qu’on fait partout chanter par une centaine de personnes, comme s’il s’agissait d’une révolution et non de la simple liberté de garder son loup pendant le bal masqué, n’était chanté à Prague que par sept personnes ; c’est ainsi qu’on le chante aussi à Munich. Le « grand » opéra Don Juan redevient ainsi l’opéra grandiose Don Giovanni, que l’affiche de la première représentation qualifia de dramma giocoso. Même les récitatifs simples, accompagnés au cembalo (clavecin) ont été restitués et, en général, assez bien dits. Au point de vue musical, tout était pour le mieux, n’étaient les solistes, qui sont tellement imprégné de wagnérisme qu’il a été impossible de leur inculquer le style de Mozart, qui demande une préparation et une éducation musicales de chanteur dont, de nos jours, fort peu d’entre les plus célèbres artistes peuvent se vanter.

Ce qui n’existait pas du temps de Mozart, c’est la richesse et l’authenticité des costumes — on avait choisi à Munich l’époque pittoresque de Louis xiii — et la magie de l’art scénique. Les deux actes de Don Juan contiennent, comme on sait, neuf tableaux, et jusqu’à ce jour on baissait sept fois le rideau et les intervalles étaient pour la plupart assez longs. Or, M. Lautenschlaeger, le célèbre directeur de la scène à Munich, a trouvé moyen de réduire ces intervalles à un quart de minute. Il a inventé une scène tournante qui permet de planter quatre tableaux à la fois avec les décors, les accessoires et les artistes ; un moteur électrique imprime à tout ce monde le mouvement voulu en un clin d’œil. Nous voyons le jardin de don Juan ; le théâtre et la salle s’obscurcissent pour un moment et voilà que la salle des fêtes apparaît avec son éclairage a giorno, ses meubles superbes et les invités en toilettes brillantes. Cette transformation prend à peine trente secondes. L’effet de ces changements à vue est vraiment magique, et l’on regrette que Mozart n’ait pu en jouir à la première de son chef-d’œuvre.

Le succès de cette restitution de Don Juan prouve, une fois de plus, que ce chef-d’œuvre doit être joué dans une salle de dimensions modestes et absolument d’après la partition originale, que le Conservatoire de Paris possède à tout jamais, grâce à la générosité de Mme Viardot. Si la direction de votre Opéra-Comique peut tirer profit de l’exemple donné à Munich, la reprise de Don Juan qu’elle prépare pourrait offrir un intérêt artistique tout particulier que l’Opéra, à cause de ses dimensions, ne saurait lui disputer. Et, pour quelques rôles au moins, M. Carvalho dispose d’une distribution qui devrait surpasser de beaucoup celle de Munich.

S. M.

MUSIQUE ET PRISON

(Suite)

PRISONS POLITIQUES MODERNES
iii

Sous la troisième République. — Le Casino joyeux devenu le cabaret joyeux. — Une revue à Fort-Bayard en 1872. — Une Variante de la Marseillaise. — Une vie de Bénédictin à Clairveaux : Chants anarchistes. — Le Kyrie des Moines à Sainte-Pélagie.

En 1867, le préfet de police Pietri, obéissant peut-être à des ordres venus de haut, voulut soumettre les détenus politiques à une discipline plus sévère. Heures de récréation, visites, repas, correspondance, réception de livres et de journaux, tout fut réglementé de nouveau et dans le sens le moins libéral. Sainte-Pélagie ne s’en émut pas autrement. Ce que ses habitués appelaient le « Casino joyeux » devint le « cabaret joyeux. » Au lieu de se réunir en commun, quand ils avaient des invités du dehors, les prisonniers les recevaient dans leur cellule et faisaient eux-même leur cuisine. Aussi, à certaines heures du jour, n’était-ce plus, du premier au dernier étage, qu’un immense concert vocal et instrumental. Un solo de clarinette ou de piston, ou bien encore une chansonnette de l’Eldorado était devenu l’accompagnement obligé d’un discours révolutionnaire ou d’un toast subversif.

La chute de l’empire amena, bien entendu, la chute du règlement, mais ne ferma pas les prisons. Elles ne tardèrent pas au contraire à s’ouvrir toutes grandes pour recevoir les vaincus de l’insurrection communaliste. Certains, condamnés à la déportation, durent attendre leur départ pour la Nouvelle-Calédonie dans les casemates de Fort-Bayard. Deux gens d’esprit, Henri Baüer et Georges Cavalier, (Pipe-en-Bois), avaient conservé dans leur infortune un fonds inaltérable de gaîté. Ils mirent en commun leur belle humeur ; et de cette collaboration sortit une revue, mêlée de chant, qui fut jouée à Fort-Bayard sous le titre de la Commune à Nouméa.

Mais tous n’acceptaient pas leur sort avec une aussi philosophique sérénité. L’ancien officier de marine Lullier avait trop d’exaltation pour être un résigné. Condamné à mort, il avait vu sa peine commué en celle des travaux forcés à perpétuité. Cette mesure de clémence acheva de l’exaspérer.

Résolu à mourir plutôt qu’à se laisser conduire au bagne, il s’enferma dans sa cellule, et s’arma d’une barre de fer, menaçant d’assommer le premier qui porterait la main sur lui. Entre-temps, il écrivait au président de la République une lettre de protestation contre la décision de la commission des grâces ; et comme pour mieux s’encourager à la résistance, il ne cessait de chanter une strophe de la Marseillaise qu’il avait ainsi défigurée pour les besoins de sa cause :

Que veut cette horde d’exaltés
De traîtres, de royalistes conjurés ?
Pour qui ces ignobles entraves
Et ces fers dès longtemps préparés ?

Le député Cochin mit fin à une situation qui menaçait de s’éterniser, en obtenant à Lullier le bénéfice d’un mandat de transfert pour Clairvaux.

À plus de vingt ans de distance, nous retrouvons dans cette même maison centrale un autre détenu politique, qui fait de la musique non plus une arme de résistance, mais un instrument de propagande. Dans cet intervalle de vingt ans, les idées ont singulièrement marché. Le babouvisme, dont nous avions signalé l’infiltration dans les couches populaires en 1830, les a depuis complètement imprégnées. Et maintenant il ne leur suffit même plus. Le chant de la République des égaux leur semblerait trop fade et trop incolore. Le répertoire à la hauteur de la situation se compose de : Au temps d’Anarchie, l’Antipatriote, les Iconoclastes. Seulement, il en coûte de le chanter au grand soleil.

Donc, cette littérature musicale, doublée de publications telles que le Père Peinard, le Chambard, etc., etc., conduisit à Clairvaux les anarchistes Grave, Breton, Fortuné Henry, ce dernier le frère d’Émile, de tragique mémoire. Le séjour de la prison leur fut cependant ce qu’une maison de convalescence est pour les cerveaux surexcités. Leur existence, au dire de l’Écho de Paris, qui fit interviewer Fortuné Henry, s’écoula douce et paisible.

Tous trois occupaient deux chambres immenses, dont l’une leur servait de salle à manger et l’autre de chambre à coucher. Elles prenaient jour sur la route par six grandes fenêtres.

Entièrement libres de leur temps, les détenus se levaient à huit heures et trouvaient leur café tout prêt, un café exquis, paraît-il. Puis ils descendaient au jardin faire une partie de quilles et remontaient déjeuner.

« Nous faisions ensuite notre courrier, dit Fortuné Henry ; nous lisions. Parfois on jouait au piquet jusqu’à quatre heures, heure de la soupe. Après, nouvelle partie de quilles ; et enfin, jusqu’à deux heures du matin souvent, on travaillait, ou, nos petits lits rapprochés de la table, on lisait à la lueur du gaz, car nous étions éclairés au gaz… Quelquefois, je chantais des chansons anarchistes… Alors, on m’entendait de la route… »


Quelle impression musicale s’en dégageait pour les auditeurs ? Ce seraient peut-être les Mémoires de ceux-ci — s’il en existait — qui seraient les plus intéressants à consulter. Qui sait si, parmi ces passants, il ne se trouvait pas quelque pauvre diable, traînant sur les chemins sa faim et ses guenilles, qui n’eût troqué sa liberté misérable contre l’esclavage opulent de ces digestions fortunées… comme le nom du chanteur.

Les détenus politiques de Sainte-Pélagie ne sont actuellement ni plus maltraités, ni moins joyeux. Lisez plutôt les Souvenirs de Gegout et de Malato. Le calme reposant de leur vie quotidienne n’est jamais troublé que par leurs querelles intestines. Et c’est surtout à l’issue du banquet des Pelagiens — leur repas de corps — que surgissent ces tempêtes. Aussi, pour les prévenir, Malato entonnait-il, dès qu’il entendait gronder l’orage, le Kyrie des Moines, un vrai chant de circonstance.