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LE MÉNESTREL

LA DÉPORTATION

La plus ancienne et la plus moderne des pénalités. — La relégation d’Ovide. — L’expatriation des Saxons par Charlemagne. — Exilés sibériens et convicts d’Australie. — Les fructidorisés à Cayenne : les vaudevilles d’Ange Pitou ; Barbé-Marbois luthier, ses expériences et son dilettantisme. — Le poète Lachambeaudie et le journaliste Ribeyrolles. — Concert franco-italo-russe en Sibérie. — La déportation en Nouvelle-Calédonie : à bord de la Danaé  ; le théâtre de Numbo ; les virtuoses de l’île des Pins ; le dimanche au camp de Saint-Louis ; chants et danses arabes.

De toutes les peines que peuvent faire encourir les disgrâces de la politique, il n’en est pas de plus cruelles, après la mort, que la déportation.

Tant qu’il ne quitte pas le sol de la mère-patrie, le détenu, même soumis à la plus dure des captivités, conserve toujours une lueur d’espoir. Il peut croire qu’une évasion couronnée de succès, qu’un changement de gouvernement ou bien encore la clémence du vainqueur, abrégera sa peine. Lors même que cette perspective lui serait retirée, il lui resterait encore la consolation de voir ses amis et ses parents, de s’entretenir avec eux ; il respire toujours l’air natal, dans lequel passe par moments le souffle de la liberté ; son oreille, habile à saisir, dans le tumulte du jour ou dans le silence de la nuit, les bruits les plus lointains et les moins perceptibles, y croit reconnaître l’écho d’une voix aimée qui lui crie : « Courage ».

Il n’en va pas de même du déporté. Si sa course quotidienne est moins bornée et si la surveillance qui l’enveloppe paraît se faire plus discrète, c’est qu’il est séparé de la patrie par des abîmes infranchissables. Mais aussi, il est seul et bien seul sur cette terre inconnue, et trop souvent ennemie : car il semble que tous les éléments et toutes les forces de la nature s’y rencontrent pour sa perte. Le sol infertile, l’air empesté, le ciel brûlant, les animaux farouches, les indigènes, plus cruels encore, que de périls toujours renaissants pour un être isolé, déjà miné par la maladie ou la douleur, la plupart du temps sans armes, sans énergie, sans ressources !

Eh bien ! au milieu de ces terribles angoisses, au plus fort de la crise suprême, à l’heure même où il paraît succomber sous le poids de ses misères, il suffit d’une simple phrase mélodique douce et touchante, offrant quelque vague ressemblance avec l’air préféré du sol natal, pour que ce corps abattu se ranime, pour que cette âme affaissée retrouve sa vigueur.

On sait l’effet produit par des chants nationaux sur des pâtres suisses ou des highlanders écossais éloignés de leur pays. Combien plus vive cette émotion, chez l’homme condamné à ne plus revoir le sien !

Exil éternel ! Ainsi le veut la déportation, cette pénalité qui est en même temps la plus ancienne et la plus moderne de toutes.

En effet, nous la trouvons aux premiers âges du monde. Le peuple hébreu, emmené en captivité à Babylone, n’était-il pas, de ce fait même, déporté ? Le conquérant, pour lui enlever tout espoir de retour, entreprit de l’assimiler aux sujets de son vaste empire. Peine perdue ! la nation juive fut éternellement réfractaire à la fusion des races. Pendant sa longue captivité elle se lamenta, elle « suspendit ses harpes aux saules du rivage », et elle attendit. Mais il ne faut se fier qu’à demi au prestigieux éclat des métaphores orientales. Les Israélites aimaient et pratiquaient trop volontiers la musique dans leur pays pour l’avoir négligée pendant soixante-dix ans à l’étranger. Des auteurs ont prétendu démontrer, à l’aide de l’épigraphie, que les Hébreux avaient adopté les instruments et les procédés musicaux des Assyriens leurs vainqueurs. En tout cas ils n’avaient pas renoncé au chant, puisque les fameuses strophes, dont le super flumina est la traduction, furent l’œuvre de leur triste esclavage.

Les empereurs romains appliquèrent aux individus le mode de transportation qu’avaient imaginé les despotes de l’Asie pour les peuples qu’ils voulaient dépayser. L’exil d’Ovide dans la province du Pont est encore une forme de la déportation. Auguste relégua sur cette terre ingrate ce courtisan trop curieux et trop indiscret, sans se préoccuper de ses tristesses et de ses larmes. Et cependant le doux poète trouva encore le moyen de chanter et de jouer du luth sous ces latitudes barbares.

Charlemagne, qui avait repris, comme empereur d’Occident, les traditions de la Rome des Césars, remit également en vigueur les mœurs et les coutumes de l’Orient : il déporta en masse les Saxons qui méconnaissaient son autorité.

Puis, neuf siècles s’écoulent avant que cette pénalité, tombée en désuétude, soit adoptée de nouveau. Et alors ce sont deux peuples de caractère et de gouvernement essentiellement antipathiques qui la pratiquent en même temps. La Russie, soumise au régime despotique, envoie ses criminels, quels qu’ils soient, en Sibérie ; la libre Angleterre peuple l’Australie de ses convicts.

Mais, coïncidence autrement suggestive, la Révolution française, dont le nom seul semble synonyme de tous les progrès et de toutes les libertés, ira emprunter à ces deux nations, ses plus formidables ennemies, une peine que ses propres enfants flétrissent su sobriquet de « guillotine sèche ». Et jamais mot ne fut mieux justifié. La plupart des déportés de la première République, jetés sur les sables brûlants ou dans les marais pestilentiels de la Guyane, y succombèrent. Ce fut surtout après le coup d’État du 18 Fructidor que ces tristes convois furent dirigés sur Cayenne. Et combien, qui ne purent survivre à l’exil où les rancunes du Directoire avaient compris jacobins et royalistes, cherchèrent et trouvèrent des consolations dans le culte de la musique !

(À suivre.)

Paul d’Estrée.

JOURNAL D’UN MUSICIEN


FRAGMENTS
(Suite.)

La génération présente, qui voit les artistes d’aujourd’hui affecter des allures très simples, adopter une tenue correcte et conserver une parfaite dignité de vie privée, ne peut se douter de ce que furent les bohèmes d’autrefois.

Je me rappelle avoir entendu, presque enfant, un pianiste français résidant à Munich, — dont je veux oublier le nom, — et qui avait, avec un talent classique et sobre, une rare érudition. Il donna un concert, dont le programme résumait l’histoire du piano, depuis les premiers clavecinistes de toutes les écoles (en y comprenant les Anglais), jusqu’à Schubert et Schumann. L’auditoire de cette matinée — une élite, — fut ravi.

Le même soir, notre homme employait le produit du concert à faire bruyamment la fête avec une dulcinée de rencontre, et dans la nuit les sergents de ville le ramassaient dans un ruisseau où, complètement ivre, il était affalé, et mangeait gloutonnement des huîtres.

Vers le même temps j’ai connu un violoniste italien, plein de talent, qui visitait la Péninsule, le Levant et le midi de la France. Au retour d’un voyage en Égypte, il ne quittait plus le fez rouge et de grandes bottes à éperons dorés. C’est dans cet accoutrement qu’il préparait ses concerts. À Marseille il fut accueilli à bras ouverts par le courtier Nathan[1], qui adorait l’art et les artistes, et logea longtemps dans sa fastueuse villa du Prado la toute charmante Marie Cabel. Nathan s’éprit du talent de notre virtuose, peut-être à cause de sa bizarrerie débraillée, et le patronna de tout son cœur.

Un matin, sachant son protégé gourmand, il commanda à son intention un déjeuner copieux et raffiné.

Les deux convives en étaient à peine au premier service, qu’ils se prirent de querelle. Nathan, peu endurant, se leva brusquement, prit son chapeau et sans plus sonner mot, planta là son homme. « Qu’avez-vous fait alors ? » demanda-t-on à l’Italien qui contait sa mésaventure.

« Mon Dieu ! » répondit-il, je suis resté et j’ai mangé les deux déjeuners ! »

Le Beau peut être exprimé de façons très diverses. Il n’y a pas de bon et de mauvais système ; il n’y a que des auteurs avec ou sans génie.

Un trait qui peint bien le caractère français.

Chaque année, à l’époque des concours du Conservatoire, un jury est constitué avec les personnalités les plus qualifiées de l’art musical et dramatique. On peut dire qu’autour de cette table sont groupées les autorités les plus indiscutables qui honorent l’art français et portent au loin son renom. Cependant, chaque année les concours ont le même épilogue.

Il n’y a pas dans la presse de débutants inexpérimenté, de journaliste ignorant les premières notions des arts dont il s’agit, de reporter superficiel, qui ne blâment aigrement les décisions du jury, en le prenant de très haut avec lui, et en réclamant impérieusement des

  1. M. Nathan était le frère de Mme Nathan-Treillet, qui a longtemps chanté à l’Opéra, avec son maître Duprez. Elle tenait avec talent l’emploi des falcons.