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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/108

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ment. Non ! Impossible. Il était à toute extrémité. L’acrimonie de son humeur provenait seulement de l’invincible, de l’exaspérante obsession de cette mort qu’il sentait à son chevet. Nul qui n’ait droit d’en vouloir à si despotique camarade de lit. Mais, alors, quelle sorte d’hommes étions-nous donc, nous avec nos soupçons ! L’indignation et le doute s’étreignaient en nous, foulant dans leur lutte les plus délicats de nos sentiments. Et nous le haïssions à cause du soupçon, nous le détestions à cause du doute. Nous n’osions le mépriser avec sincérité, ni le plaindre sans dommage pour notre dignité. De sorte que nous le haïssions, tout en le passant avec soin de main en main. On criait : « Tu le tiens ? Oui. All right. Largue. » Il allait ainsi, balancé d’un ennemi à l’autre, faisant montre d’autant de vitalité que pourrait un vieux traversin. Ses yeux barraient de deux étroites fentes blanches son visage noir. Il respirait lentement, et l’air qu’expulsait sa bouche en sortait avec un bruit de soufflet. Nous atteignîmes enfin l’échelle de dunette et l’endroit pouvant passer pour relativement abrité, nous nous couchâmes un moment en tas, recrus, pour nous reposer un peu. Il commença de marmonner. Nous gardions une incurable envie d’entendre ce qu’il avait à dire. Cette fois il geignit revêchement :

— Vous avez pris le temps pour venir. je commençais à croire que tout fins matelots que vous êtes, vous aviez passé par-dessus bord. Qu’est-ce qui vous faisait tarder donc ? Hein ? La frousse ?

Nous nous tûmes. En soupirant, nous nous remîmes à la tâche de le traîner là-haut. L’ardent et le secret désir de nos cœurs était de le frapper rageusement, de nos poings fermés, en plein visage : et nos mains le palpaient aussi tendrement que s’il eût été de verre…