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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/109

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Quand nous regagnâmes la dunette, on eût dit un retour de nomades après des années d’exil chez des peuples marqués par la désolation du temps. Des yeux lentement se tournèrent dans leurs orbites pour nous lancer des regards. De faibles murmures s’élevèrent :

— Vous l’avez tout de même ?

Les figures bien connues paraissaient étranges et familières ; fanés, salis, leurs traits mêlaient des expressions de lassitude et de fièvre. Tous paraissaient avoir maigri pendant notre absence, comme si ces hommes, depuis de longs jours, figés en attitudes bizarres, avaient subi les affres de la faim. Le capitaine, un tour de filin enroulé au poignet, un genou plié, oscillait sur place : rien ne vivait dans sa face immobile et froide que ses yeux dont il tenait le navire au-dessus de l’abîme, sans regarder personne, comme perdu dans l’effort surhumain de sa volonté. On arrima James Wait en lieu sûr. M. Baker, grimpant et rampant, s’en vint prêter main-forte. M. Creighton, sur le dos et très pâle, murmura :

— Bien manœuvré !

Il partagea entre Jimmy, le ciel et nous un regard méprisant, puis referma lentement les yeux. Çà et là un homme bougeait, mais la plupart restaient apathiques, en postures pénibles, marmottant des choses entre leurs dents qui claquaient.

Le soleil se couchait. Un soleil énorme, sans un nuage sur son orbe rouge, déclinant bas à l’horizon, comme s’il se penchait pour nous regarder dans les yeux. Le vent sifflait au travers des rayons obliques, resplendissants et froids, qui frappaient en plein les pupilles dilatées sans en faire cligner les paupières. Les cheveux collés en mèches, les barbes hirsutes étaient gris du sel de la mer. Une teinte terreuse couvrait les visages et les cernes noirs