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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/112

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— Ecoutez-le ; c’est comme ça qu’ils vous parlent. Pourquoi qu’vous lui bourrez pas la gueule un de vous autres ?… Cogne ! Cogne ! Des magnes d’officiers avec nous ! Malheur ! On se vaut. On est tous foutus à présent. Après avoir crié de faim sur ce sabot pourri, va falloir se faire noyer pour le cœur noir de ces bourreaux ! Tape dedans !

Sa voix déchirait l’obscurité plus dense, il bafouillait, sanglotait à travers ses cris de : « Tape ! » Sa rage et sa crainte devant l’injure faite à son droit de vivre éprouvèrent la fortitude de nos cœurs plus que les ombres menaçantes en route à travers l’incessante clameur de la nuit. On entendit à l’arrière M. Baker :

— Y en a-t-il pas un de vous qui le fera taire ? Faudra-t-il que j’y aille ?

— Tais-toi ! Ferme ! crièrent des voix diverses, exaspérées et chevrotantes de froid.

— Je te vas envoyer quelque chose par le travers de la cafetière, dit un matelot invisible, d’une voix excédée. Ça épargnera la peine du second.

L’autre se tut et resta coi, dans un silence de désespoir. Au ciel noir, les étoiles apparues brillèrent sur une mer d’encre qui, pommelée d’écume, leur renvoyait par éclairs l’évanescente et pâle clarté d’une blancheur éblouissante née du noir tourbillon des flots. Lointaines, du profond de leur calme éternel, elles luisaient, dures et froides, au-dessus du tumulte terrestre ; de toutes parts, leur troupe environnait le tourment du navire vaincu : plus cruelles que les yeux d’une cohue triomphante et plus inapprochables que des cœurs mortels.

Le vent glacé du sud hurlait avec exultation sous la sombre splendeur du ciel. Le froid secouait les hommes avec une irrésistible violence, comme s’il essayait de les mettre en pièces. De brefs gémissements, que nul n’enten-