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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/125

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noyée apparaissait par intervalles, dessinée en noir parmi les moutonnements d’un champ d’écume aussi éblouissant et pâle qu’un champ de névé. Le vent aussi bruissait aux espars ; et au moindre coup de roulis nous nous attendions à ce que le navire se dérobant sous nos dos gisants, glissât de biais à l’abîme. Une fois le vent sur la hanche, le Narcisse ébaucha sa première tentative de se relever et nous l’encourageâmes d’un hurlement faible et discord. Une grande lame, nous arrivant par l’arrière, recourba un moment au-dessus de nous sa crête suspendue avant de crouler sous la voûte et de s’étaler de part et d’autre en large nappe de mousse grésillante. Plus haut que son ressac forcené, le rauquement de Singleton annonça : « Il gouverne ! » Il avait maintenant les deux pieds fermement plantés et la roue tournait rapide à mesure qu’il mollissait la barre pour soulager le navire.

— Venez grand largue bâbord, et gouvernez droit, lui commanda le patron, en se dressant sur ses jambes flageolantes, le premier debout du tas prostré que nous faisions. Une voix ou deux crièrent avec animation : « Le bateau se relève ! » Très loin à l’avant, M. Baker et trois autres se silhouettaient dressés et noirs sur le ciel clair, bras levés et bouches ouvertes, comme s’ils criaient tous ensemble. Le navire trembla tâchant de soulever son flanc, retomba, sembla renoncer en un plongeon veule, puis soudain, d’un sursaut inattendu, se jeta violemment de côté du vent comme s’il s’arrachait d’une mortelle étreinte. Tout l’énorme volume d’eau soulevé par le pont roula d’un seul coup vers tribord. Des craquements sonores se firent entendre. Des sabords de fer défoncés tonnèrent sous des coups retentissants. L’eau se précipita par-dessus la lisse de tribord avec l’élan d’une rivière franchissant une digue. Cette mer sur le pont et les lames de part et d’autre se