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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/126

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mêlèrent en une assourdissante clameur. Le navire roulait violemment. Nous nous levions, aussitôt ballottés, abattus comme des loques impuissantes. Des hommes en roulant sur eux-mêmes s’égosillaient. « Le rouf va f… le camp ! Le bateau se dégage !… » Soulevé par une montagne liquide, le navire se laissa porter un moment, tandis qu’à gros bouillons l’eau giclait par toutes les ouvertures de ses flancs meurtris. Les bras sous le vent ayant été emportés ou arrachés de leurs goupilles, toutes les pesantes vagues à l’avant oscillaient d’un bord sur l’autre avec une effrayante vélocité à chaque coup de roulis. Les hommes, là-bas, apparaissaient tapis çà et là, qui dirigeaient des regards d’épouvante vers les redoutables espars tournoyant au-dessus d’eux. La toile déchirée et les bouts de filin rompu battaient au vent comme des mèches flottantes. A travers le clair soleil, l’éclatant tumulte des lames, le navire courait aveugle, échevelé, tout droit, comme en fuite pour sauver sa vie ; et sur la dunette nous tournoyions, nous titubions, égarés et bavards. Nous parlions tous à la fois en un babil grêle, avec des mines d’infirmes et des gestes de maniaques. Des yeux brillaient larges et hagards au-dessus du sourire de faces maigres qui paraissaient poudrées de craie. Nous tapions des pieds, frappions dans nos mains, prêts que nous nous sentions à sauter, à faire n’importe quelle manœuvre, en réalité, à peine capables de nous tenir debout. Le capitaine Allistoun, dur et mince, gesticulait follement du haut de la dunette vers M. Baker.

— Appuyez les vergues de misaine. Appuyez-les au mieux !

Sur le pont, des hommes animés par ses cris battaient l’eau, se ruaient au hasard de-ci de-là, dans l’écume jusqu’aux hanches. A part, tout à l’arrière et seul près de la barre, le vieux Singleton avait délibérément bordé sa