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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/139

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silence et le plus vieux matelot du bord après Singleton lui-même (ils s’entendaient, ces deux-là, quoique ils n’échangeassent pas trois mots par jour) fixa de bas en haut son ami, puis retirant de sa bouche une courte pipe, la lui tendit sans un mot. Singleton étendit le bras pour la prendre, la manqua, chancela et soudain s’abattit en avant, écroulé, raide et la tête la première, comme un arbre déraciné. Il y eut une brusque ruée. Des hommes poussaient, criant : « Il est rendu !… Retournez-le !… Faites place donc !… » Sous la foule des visages effarés courbés vers le sien, il gisait sur le dos, regardant le plafond d’une manière intolérable et continue. À travers le silence des souffles suspendus et de la consternation générale, il dit en un murmure rauque :

— Ça va bien, et fit des gestes pour saisir un appui. On le remit sur pied. Il marmottait d’un ton affecté :

— Je me fais vieux…, vieux.

— Pas toi, s’écria Belfast avec un tact spontané. Soutenu de tous côtés, Singleton baissait la tête.

— Ça va mieux ? demandèrent-ils.

Il dirigea sur eux, à travers ses sourcils, le regard brillant de ses yeux noirs, tandis que se répandait sur sa poitrine la blancheur emmêlée de son épaisse et longue barbe.

— Vieux ! vieux ! répéta-t-il avec sévérité. On l’aida, il atteignit sa couchette. Il y avait dedans un tas mou de quelque chose qui sentait comme à marée basse l’ourlet de vase d’une grève : sa paillasse détrempée. D’un effort convulsif, il se hissa dessus et dans la ténèbre de l’étroit réduit on put l’entendre gronder de colère, comme un fauve irrité mal à l’aise en sa bauge.

— Pour une risée de brise… pas une affaire… ne tiens pas debout… trop vieux !

Il s’endormit enfin. Il respirait fortement, haut botté,