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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/182

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rière lui, M. Baker, morose, grognait bas, du fond de son cou de taureau ; M. Creighton, frais et pimpant, les joues roses, avait l’allure résolue et prête à tout événement.

— Je ne me plains pas de vous pour le moment non plus, continua le patron, mais je suis ici pour mener ce bateau, et pour que chaque marin du bord fasse proprement sa besogne. Si vous connaissiez votre métier comme je connais le mien, il n’y aurait pas de désordre. Vous avez passé votre nuit à braire qu’on verrait demain matin ! Eh bien, vous me voyez ! Qu’est-ce qu’il vous faut ?

Il attendit, un pas vif le promenait de long en large devant eux, ses yeux scrutaient les leurs. Ils se dandinaient d’un pied sur l’autre, balançaient leurs corps ; quelques-uns, poussant en arrière leurs bonnets, se grattaient la tête. Que voulaient-ils ? Jimmy, on l’oubliait ; nul ne pensait à lui, seul, à l’avant dans sa cabine, luttant contre de grandes ombres, cramponné à des mensonges sans pudeur, saluant d’un pénible sourire la fin de sa transparente imposture. Non, pas Jimmy ; il n’eût pas été plus oublié, mort. Ils voulaient de grandes choses. Et soudain, tous les simples mots qu’ils connaissaient leur parurent perdus sans recours dans l’immensité de leur vague et brûlant désir. Ils savaient ce qu’ils voulaient, mais sans pouvoir rien trouver qu’il valût la peine de dire. Ils piétinaient sur place, balançaient au bout de bras musculeux de grosses mains, dont le goudron brunissait les doigts déformés. Un murmure expira.

— Qu’est-ce ? La nourriture ? demanda le patron, vous savez que les vivres ont été gâtés au large du Cap.

— On sait ça, sir, dit un vieux gourganier barbu.

— Trop d’ouvrage, hein ? Au-dessus de vos forces ? demanda-t-il encore.

Un silence offensé tomba.