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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/197

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entendre de l’autre côté de la cloison, causant avec Jimmy. Le coq bousculait ses pots, tapait la porte du four, ronchonnait des prophéties de damnation pour tout l’équipage ; et Donkin, rebelle à toute notion religieuse, sauf à fins de blasphème, écoutait, concentré sur sa rancune, se conjouissant avec férocité des images d’infini tourment évoquées devant lui, comme les hommes se délectent aux visions maudites de la cruauté, de la vengeance, du lucre et du pouvoir…

Par les soirées claires, le navire taciturne, sous l’éclat sans chaleur de la lune sans vie, revêtait l’aspect menteur d’un repos que nulle passion n’aurait su troubler, pareil à celui dont l’hiver apaise la terre. Une longue bande d’or barrait le disque noir de la mer. Des échos de pas troublaient le silence des ponts. Le clair de lune drapait les agrès comme d’une buée de gel, et les voiles blanches figuraient des cônes éblouissants, on eût dit de neige sans tache. Dans la magnificence de ces rayons fantômes, le Narcisse apparaissait comme une vision d’idéale beauté, illusoire comme un tendre rêve de paix et de sérénité. Et rien de lui n’était réel, rien de distinct ni de solide que les ombres lourdes qui, par ses ponts, incessantes et muettes, bougeaient continuellement, plus noires que la nuit, plus inquiètes et mouvantes que les pensées des hommes.

Ulcéré, solitaire, Donkin errait comme une hyène parmi les ombres, trouvant que Jimmy mettait bien longtemps à mourir. Ce soir-là, juste avant la nuit la vigie avait signalé : Terre, et le patron, tout en ajustant les tubes de sa lunette marine, avait fait observer d’un ton de calme amertume à M. Baker, qu’après avoir lutté pouce par pouce contre les vents debout pour arriver jusqu’aux Açores, il n’y avait plus à compter maintenant que sur