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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/196

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Donkin veillait au bon vent comme les autres. Personne ne savait maintenant quel poison broyaient ses pensées. Il se taisait, amaigri d’aspect, comme dévoré de rage intérieure devant l’injustice des hommes et du sort. Ignoré de tous, il ne parlait à personne, mais sa haine pour chacun lui sortait par les yeux. Le cuisinier lui servait d’unique interlocuteur. Il avait persuadé ce juste que lui, Donkin, était un personnage grandement calomnié et persécuté. De concert ils déploraient l’immoralité de l’équipage. Il ne pouvait exister de pires criminels que nous dont les mensonges s’accordaient pour précipiter l’âme d’un pauvre noir ignorant à la perdition éternelle. Podmore accommodait ce qu’il y avait à cuire, plein de remords, assombri par la pensée qu’en préparant les aliments de tels pécheurs il mettait en péril son propre salut. Quant au capitaine, il y a sept ans qu’ils bourlinguaient de conserve, disait-il, et il n’aurait pas cru possible qu’un homme pareil… Ce que c’est que nous !… Voilà… Il n’y a pas à tortiller. Son bon sens chaviré dans l’espace d’une seconde… Frappé en plein orgueil… Il tombe comme ça du ciel tout à coup des épreuves… Donkin, morose, perché sur le coffre à charbon, balançait les jambes et renchérissait. Il payait, en monnaie de servile assentiment, le privilège de s’asseoir dans la cuisine ; ce scandale l’écœurait ; il partageait l’avis du coq, il manquait de mots assez sévères pour qualifier notre conduite ; et lorsque dans la chaleur de sa réprobation un juron lui échappait, Podmore, qui aurait aimé jurer lui-même, si ces principes ne le lui eussent interdit, faisait semblant de ne pas entendre. Aussi Donkin, sans crainte de reproches, sacrait pour deux, mendiait des allumettes, empruntait du tabac, fainéantait des heures et bien aise devant le fourneau. De là, il pouvait nous