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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/199

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— Et une pinte de bière, dit un autre.

— Un tonneau, tu parles ! brailla quelqu’un.

— Œufs et jambon, trois fois le jour. V’là comment je comprends la vie, cria une voix allègre.

Il y eut un brouhaha, des murmures approbateurs ; des yeux s’allumèrent, des mâchoires claquèrent sur des petits rires nerveux. Archie souriait avec réserve à ses pensées. Singleton monta sur le pont, jeta un coup d’œil distrait, puis redescendit sans une parole, en homme qui a vu Flores un nombre incalculable de fois. La nuit qui arrivait de l’est effaça du ciel limpide la tache violette de l’îlot montueux :

— Calme plat, dit quelqu’un tranquillement.

Le murmure animé des colloques tomba soudain, puis s’éteignit ; les groupes se défirent ; les hommes un à un se séparèrent, chacun de son bord, descendant les échelles à pas lents, le visage sérieux, comme dégrisés par ce rappel soudain marquant leur dépendance de l’invisible. Et quand une grande lune jaune monta doucement au-dessus du fil net de l’horizon éclairci, elle trouva le navire enveloppé d’un silence aux souffles suspendus, et qui semblait dormir profondément, sans rêves, sans crainte, sur le sein d’une mer assoupie et terrible.

Donkin en voulait à la paix, au navire, à la mer qui, de toutes parts étendue, se perdait dans l’illimitable silence de toute la création. Il se sentait brusquement sommé par des griefs inapaisés. On avait pu le mater par la force brutale, mais sa dignité blessée demeurait indomptable et rien ne pouvait cicatriser les plaies de son amour-propre lacéré. Voici la terre déjà, le port tout à l’heure, un maigre compte à toucher, pas d’habits, il faudrait se remettre à turbiner dur. Perspectives fâcheuses ! La terre ! La terre qui prend et boit la vie des marins malades. Ce nègre-là pourvu d’ar-