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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/210

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que nous avions prêtée à ses illusions. Nous avions estimé ses chances de vie tellement à sa propre évaluation que sa mort, comme la mort d’une vieille croyance, ébranlait les fondements de notre société. Un lien commun disparaissait : le puissant, effectif et respectable lien d’un mensonge sentimental. Tout ce jour-là, l’esprit ailleurs, nous travaillâmes, l’œil soupçonneux, avec des airs désabusés. Au fond du cœur, nous jugions que dans l’occasion de son départ, Jimmy avait agi de manière perfide et mal amicale. Il ne nous avait pas soutenus comme doit faire un camarade. En s’en allant, il emportait l’ombre lugubre et solennelle où notre folie s’était posée avec une fatuité bien humaine, en arbitre attendri du sort. Nous voyions à présent qu’il n’y avait là rien de pareil. Cela se réduisait à de la bêtise vulgaire, à la plus sotte et la plus inefficace ingérence dans des problèmes de la plus majestueuse gravité — du moins si Podmore disait vrai. Podmore peut-être avait raison. Jimmy mort, le doute survivait ; et comme une bande de criminels désintégrée par un coup de grâce divine, nous restions profondément scandalisés l’un par l’autre. Certains parlaient durement à leurs meilleurs copains. D’autres refusaient de parler à personne. Seul, Singleton ne s’étonna point. « Mort, vraiment ? Parbleu ! » fit-il, en montrant du doigt l’île à tribord par le travers de nous : car le calme tenait toujours en vue de Flores le navire captif de ses sortilèges. Mort, parbleu ! Ce n’est pas Singleton qui en serait surpris. Voici la terre et là, sur le panneau d’avant, attendant le maître-voilier, voilà le corps. La cause, et l’effet. Et pour la première fois du voyage le vieux matelot devint tout guilleret et loquace, expliquant et illustrant, grâce aux réserves de son expérience, comme quoi, dans les cas de maladie, la vue d’une île (même d’une petite) est souvent plus funeste que