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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/215

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bouleversés ; du milieu d’eux une rumeur faible, une sorte de bourdonnement monta, gagnant en volume…

— Jimmy ! cria Belfast d’un ton plaintif. Il y eut une seconde de frémissant désarroi.

— Jimmy, sois un homme ! adjura sa voix perçante et passionnée.

Chaque bouche béait, pas une paupière ne clignait. Les yeux de Craik lui sortaient de la tête, tout son corps se crispait ; il se pencha en avant comme un homme se courbe vers la fascination de l’horreur.

— Va ! cria-t-il, et bondit le bras tendu en avant. Va, Jimmy !… Jimmy, va !… Va !

Ses doigts touchèrent la tête du cadavre et le ballot gris s’ébranla à contrecœur, puis, tout à coup, fila le long des planches inclinées avec la soudaineté de l’éclair. L’équipage comme un seul homme se porta d’un pas en avant, un Ah… h… h ! profond vibra au sortir des larges poitrines. Le navire roula comme soulagé d’un faix illégitime ; la voilure claqua. Belfast, soutenu par Archie, pantelait hystériquement ; et Charley qui voulant voir Jimmy piquer sa dernière tête, s’était précipité vers la lisse, arriva trop tard pour rien discerner que, sur l’eau ridée à peine, un cercle qui s’effaçait.

M. Baker, tout en sueur, récita la dernière prière dans une rumeur profonde de voix surexcitées et de voiles claquantes. « Amen », conclut-il d’un grognement mal assuré et referma le livre.

— Brassez carré ! tonna une voix au-dessus de lui. Tout le monde sursauta, deux ou trois bérets tombèrent sur le pont ; M. Baker, surpris, leva la tête. Le patron, debout sur le fronteau de dunette, montrait l’ouest de son doigt tendu.

— Le vent se lève, dit-il, brassez carré vivement.