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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/218

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les lanternes ballottées d’une flottille de pêche, un grand phare levait son œil fixe pareil à l’énorme fanal de mouillage de quelque vaisseau fabuleux. Sous son égale clarté, la côte, dont la ligne droite s’enfonçait dans la nuit, semblait le haut-bord d’un navire colossal, immobile sur la mer immortelle et sans frein. La sombre terre berçait sa solitude au milieu des eaux comme un vaisseau redoutable constellé de feux vigilants, portant le faix de millions de vies, chargé de scories et de joyaux, d’or et d’acier. Sa masse planait, immense et forte comme une tour, gardienne de traditions sans prix et de souffrances sans histoire, asile de glorieux souvenirs et d’oublis dégradants, d’ignobles vertus et de révoltes sublimes. Vaisseau vénérable ! Pendant des siècles, l’Océan avait battu ses flancs solides ; il s’ancrait là dès les temps où le monde, plus vaste, avait plus de promesses, où la mer puissante et mystérieuse ne marchandait pas la gloire ou le butin à ses fils audacieux. Arche historique, mère des flottes et des nations — grand vaisseau-amiral de la race, plus fort que les tempêtes, à l’ancre au large en pleine mer.

Le Narcisse, couché par les rafales, doubla le South Foreland[1], traversa les dunes et, remorqué, entra dans le fleuve. Dépouillé de la gloire de ses ailes blanches, il suivait, docile, le remorqueur à travers les méandres des chenaux invisibles. Les bateaux-feux à son passage oscillaient à leurs amarres, semblaient un instant filer à grande allure avec le flux, puis, le moment d’après, restaient en arrière, distancés, perdus. Les grosses bouées, à la pointe des bancs de vase, glissaient à ras de flot contre ses flancs et, retombées dans son sillage, tourmentaient leurs chaînes comme des dogues furieux. L’estuaire se

  1. Pointe sud-orientale de l’Angleterre.