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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/219

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fit plus étroit de part et d’autre. La terre se rapprocha du navire. Il remonta le fleuve sans plus dévier de sa route. Sur les pentes riveraines, les maisons apparues par groupes dégringolaient à la course, eût-on dit, les déclivités de terrain pour le voir passer et, arrêtées par la grève de vase, s’attroupaient sur les berges. Plus loin, les hautes cheminées d’usines se montrèrent, bande insolente qui le regardait venir, comme une foule éparse de sveltes géants, avantageux et campés sous leurs noirs panaches de fumée cavalièrement inclinés. Il prit, docile et désinvolte, les tournants de l’estuaire ; une brise impure cria sa bienvenue parmi ses espars dénudés et la terre refermée se mit entre le navire et la mer.

Un nuage bas se suspendait devant lui, un grand nuage opalin et frémissant qui semblait monter des fronts en sueur de millions d’humains. De longues bandes de vapeurs fumeuses le souillaient de traînées livides ; il palpitait au battement de millions de cœurs, il s’en exhalait un murmure immense et lamentable, le murmure de millions de lèvres priant, maudissant, soupirant, ricanant — l’éternel murmure de folie, de regret et d’espoir qui s’élève des foules de la terre anxieuse. Le Narcisse entra dans le nuage ; les ombres s’épaissirent ; de tous côtés montait un bruit de fer, de chocs puissants, des cris, des hurlements. Des chalands noirs dérivaient sournois sur le courant pollué. Un chaos fou de murs tachés de suie se dressa vague dans la fumée, déconcertant et funèbre, comme une vision de désastre. Les remorqueurs soufflant avec rage, culèrent et se drossèrent au courant pour présenter le navire aux portes du bassin. De l’avant, deux amarres dardées sifflèrent, frappant la terre avec colère comme un couple de serpents. Un pont devant nous s’ouvrit en deux comme par enchantement, de gros