Aller au contenu

Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/56

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Par groupes de deux ou trois, des hommes se tenaient debout, pensifs, ou marchaient, silencieux, le long des pavois de mi-pont. Le premier jour d’activité d’un voyage retombait à la paix monotone des routines retrouvées. À l’arrière, sur la dunette, M. Baker marchait, traînant les semelles et grognant tout seul dans l’intervalle de ses pensées. À l’avant, l’homme de veille, debout entre les pattes des deux ancres, fredonnait un air qui ne finissait pas, l’œil dûment rivé sur la route, en un regard sans pensée. Une multitude d’étoiles, essaimant de la nuit claire, peuplèrent le vide du ciel. Elles scintillaient, comme vivantes, au-dessus des flots ; elles entouraient le navire en marche de toutes parts ; plus intenses que les yeux d’une foule attentive et plus inscrutables que les âmes au fond des regards humains.

Le voyage était commencé ; le navire, comme un fragment détaché de la terre, fuyait, frêle planète solitaire et rapide. Alentour, les abîmes du ciel et de la mer joignaient leurs inatteignables frontières. Une vaste solitude ronde se mouvait avec le navire, toujours changeante et toujours pareille en son aspect à jamais monotone et majestueux. De temps en temps, quelque autre voile blanche vagabonde, chargée de vies humaines, apparaissait au loin, puis s’effaçait, tendue vers son propre destin. Le soleil éclairait leur course tout le jour et, chaque matin, rouvrait, brûlant et rond, l’œil inassouvi de son ardeur curieuse. Cette chose flottante avait son avenir à elle ; elle vivait de toutes les vies des êtres qui foulaient ses ponts ; pareille à cette terre qui l’avait envoyée, elle portait un faix intolérable de regrets et d’espoirs. Elle portait vivaces la vérité timide et le mensonge audacieux ; et, comme la terre, elle était dénuée de conscience, belle à regarder et condamnée par l’homme à