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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/57

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un ignoble sort. L’auguste solitude de sa route prêtait de la dignité à l’inspiration sordide de son pèlerinage. Elle cinglait, écumant vers le sud, comme aimantée par le courage d’un haut dessein. La souriante immensité de la mer semblait réduire la mesure du temps. Les jours couraient l’un derrière l’autre, brillants et rapides comme les éclairs d’un phare et les nuits accidentées et brèves semblaient des songes fuyants.

L’équipage s’était tassé, chacun à sa place respective, et deux fois par heure la cloche réglait leur vie de labeur incessant. Nuit et jour, la tête et les épaules d’un marin s’enlevaient à l’arrière, découpées sur le soleil ou le ciel étoilé, immobiles au-dessus des rayons tournants de la barre. Les visages changeaient, se succédaient en ordre immuable. Jeunes, barbus, noirs ; sereins ou capricieux, tous se ressemblaient, portant la marque fraternelle, la même expression attentive des yeux observant boussole ou voiles. Le capitaine Allistoun, sérieux, un vieux cache-nez rouge autour du cou, tout le long du jour arpentait la dunette. La nuit, maintes fois, il lui arrivait d’émerger du capot enténébré, comme un spectre d’une tombe, et de rester là vigilant et muet sous les étoiles, sa chemise de nuit claquant comme un drapeau, puis, sans émettre une syllabe, de s’engloutir à nouveau. Il était né sur les côtes de Firth de Pentland. Dans sa jeunesse, il avait gagné rang de harponneur parmi les baleiniers de Peterhead. Lorsqu’il parlait de ce temps-là, ses mobiles yeux gris devenaient fixes et froids.

Plus tard, par goût de changement, il avait navigué sur les mers des Indes. Il commandait le Narcisse depuis sa construction. Il chérissait son navire et le poussait sans merci, possédé d’une ambition secrète : lui faire accomplir un jour quelque brillante et prompte traversée