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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/64

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à notre prochain repas. Il la mêlait journellement à nos occupations, à nos loisirs, à nos amusements. Plus de chants ni de musique, le soir, parce que Jimmy (nous l’appelions tous tendrement Jimmy pour cacher la haine que nous inspirait sa complice) était parvenu, grâce à ce décès en perspective, à déranger l’équilibre moral d’Archie lui-même. Archie détenait l’accordéon ; mais après une ou deux cuisantes homélies de Jimmy, il refusa de plus jouer. Nos chanteurs se turent à cause de Jimmy moribond. Pour la même cause, personne — Knowles en fit la remarque — n’osa plus « planter un clou dans la cloison pour y pendre ses pauvres hardes », sans se faire targuer d’énormité, à troubler de la sorte les interminables derniers moments de Jimmy.

La nuit, au lieu du jovial coup de gueule : « As-tu entendu les tribordais à l’appel ? Deboutte, deboutte, deboutte ! » on appelait au quart homme par homme tout bas, crainte d’interrompre le dernier somme, peut-être, de Jimmy sur la terre. À vrai dire, il était toujours éveillé et s’arrangeait, comme, sur nos pointes, nous nous esquivions vers le pont, pour nous planter dans le dos quelque phrase barbelée qui nous forçait à nous prendre pour des brutes, jusqu’au moment où nous commencions à croire que nous pourrions bien n’être que des idiots. Nous parlions à voix basse, dans ce gaillard d’avant, comme à l’église. Nous mangions muets et craintifs, car Jimmy se montrait fantasque sous le rapport de la nourriture et dénonçait amèrement les salaisons, le biscuit, le thé comme denrées impropres à la consommation d’humains, pour ne rien dire d’un mourant.

Il ajoutait :

— Pas moyen, alors, de trouver un meilleur morceau de viande pour un malade qui tâche de rentrer chez lui