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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/63

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— J’ai tâché de fermer l’œil. Vous savez que je ne dors pas la nuit. Et vous venez bavarder contre la porte comme un sacré tas de vieilles femmes… Vous vous prenez pour de bons copains. Pas vrai ? Vous vous fichez bien d’un homme qui crève !

Belfast pirouetta quittant la cage à porcs. Il chevrota :

— Jimmy, tu ne serais pas malade que je…

Il s’arrêta. Le nègre attendit un instant, puis d’un ton lugubre :

— Quoi ? Va te battre avec tes pareils. Laisse-moi en paix. Tu n’en as pas pour bien long à attendre. Je vais mourir, je te dis… ça ne traînera guère.

Les hommes, alentour, demeuraient immobiles, haletant un peu, la colère aux yeux. C’était bien à quoi ils s’attendaient, les mots dont ils avaient horreur, cette idée d’une mort embusquée qu’on leur jetait au visage plusieurs fois le jour, jactance à la fois et menace dans la bouche de ce nègre importun. Il semblait tirer orgueil de cette mort qui, jusque-là, n’avait pourvu qu’aux aises de sa vie ; il en devenait arrogant, comme si nul autre au monde n’eût jamais cultivé l’intimité de telle compagne ; il en faisait parade devant nous avec une persistance onctueuse qui en rendait la présence non moins difficile à nier qu’à imaginer. Nul homme n’est suspect de si monstrueuse amitié ! Fallait-il l’appeler réalité ou imposture cette visiteuse que Jimmy continuait d’attendre toujours ? On hésitait entre la pitié et la méfiance, tandis qu’à la plus légère provocation il entreheurtait sous nos yeux les os de son squelette infâme et encombrant. Il ne se lassait pas de le produire. Il parlait de l’approche de sa mort comme si elle était déjà là, comme si elle arpentait le pont extérieur, ou allait tout à l’heure s’étendre dans la seule couchette qui restât vide, ou s’asseoir avec nous