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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/70

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épargner les affres du remords ; mais quant à passer pour dupes de nos bons sentiments, nous nous refusions à ce rôle méprisable. La détestable complice de Jimmy semblait avoir soufflé de son impure haleine des subtilités inconnues dans nos cœurs. Nous étions troublés et lâches. Cela, nous le savions. Singleton, lui, paraissait ne rien savoir ni comprendre. Jusque-là, nous l’avions cru sage autant qu’il le paraissait ; maintenant, il nous arrivait d’oser le taxer de bêtise sénile. Un jour, pourtant, à dîner, comme nous étions assis sur nos coffres, autour d’un plat de fer-blanc posé sur le pont, au milieu du cercle de nos pieds, Jimmy exprima son dégoût général des hommes et des choses en termes particulièrement dégoûtants. Singleton leva la tête. Nous nous tûmes. Le vieillard, parlant à Jimmy, demanda :

— Vas-tu mourir ?

Ainsi apostrophé, James Wait prit un air horriblement ébahi et gêné. Nous tressaillîmes tous. Des bouches béèrent, des cœurs battirent, des yeux clignèrent ; une fourchette de fer, échappée d’une main, tinta au fond du plat ; un matelot se leva comme pour sortir et resta coi. En moins d’une minute, Jimmy se ressaisit :

— Hein ! quoi ? Ça se voit-il pas ? répondit-il d’une voix mal assurée.

Singleton ôta de ses lèvres un tronçon de biscuit détrempé (ses dents, comme il disait, avaient perdu le fil de jadis) :

— Alors, vas-y en douceur, prononça-t-il avec une mansuétude vénérable, et n’en fais pas tant d’affaires avec nous ! On n’y peut rien.

Jimmy retomba sur sa couche et longtemps resta tranquille, sauf pour essuyer la sueur de son menton. On serra les plats vivement. Sur le pont, on commenta