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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/69

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vait, la voix de M. Baker s’éleva toute proche sur un ton de légère impatience :

— Halez donc, vous autres ! Souquez sur ce filin !

Et nous de souquer en effet avec grande célérité. Comme si de rien n’était, le second continuait d’orienter les vergues avec son habituelle et crispante minutie. Nulle trace de Donkin pour l’instant et nul n’y prit garde. Le second l’aurait envoyé par-dessus bord que personne n’eût seulement dit : « Tiens ! le voilà parti ! » En somme, il n’y avait pas grand mal de fait, malgré que l’épisode eût coûté à Donkin une dent de devant. Nous nous en aperçûmes le matin et gardâmes un silence plein de cérémonie : l’étiquette du gaillard commandait de rester aveugles et muets en pareille occurrence et nous veillions plus jalousement aux bienséances de notre société que les terriens ordinaires ne se soucient des leurs. Charley, avec un manque impardonnable de savoir vivre, clama :

— On est allé voir son dentiste ?… Ça fait-il mal ?

Une claque lui répondit de la main de son meilleur ami. Le gamin, surpris, en demeura chagrin pendant au moins trois heures. Nous en souffrîmes pour lui, mais la jeunesse exige plus de discipline encore que l’âge mûr. Donkin sourit venimeusement. Dès ce jour, il fut sans pitié, traitant Jimmy de tireur au flanc noir, nous donnant à comprendre qu’il nous prenait pour un tas d’imbéciles, dupes quotidiennes du premier nègre venu. Jimmy, pourtant, semblait affectionner le drôle.

Singleton, lui, vivait loin du contact des émotions humaines. Taciturne et sérieux, il respirait au milieu de nous, en cela seul pareil au reste des hommes. Nous nous évertuions à nous conduire en braves gens et trouvions la tâche diablement dure ; balancés entre le désir d’être vertueux et la crainte du ridicule, nous voulions nous