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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/82

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immobiles au-dessus de la ligne grise de l’horizon chargé de vapeurs.

Ils observaient le temps et le navire de l’œil dont les terriens suivent les fluctuations redoutables de la Fortune. Le capitaine Allistoun ne quittait pas plus le pont que s’il eût fait partie des apparaux du navire. De temps en temps, le steward grelottant, mais toujours en manches de chemise, rampait, chancelant et cramponné, jusqu’à lui, une tasse de café chaud à la main. La tempête en prenait la moitié avant qu’elle touchât les lèvres du maître. Il buvait le reste, gravement, d’un seul trait lent, tandis que l’écume lourde cinglait bruyamment la toile cirée de son manteau et que le ressac des vagues s’enflait autour de ses hautes bottes ; et jamais ses yeux ne quittaient son navire. Il en épiait chaque geste, l’œil d’un amant ne reste pas plus ardemment rivé sur le sacrifice et la tâche d’une femme, vie délicate et soumise, où tient pour lui tout le sens et toute la joie du monde. Nous aussi, tous, nous l’observions, notre navire. Sa beauté n’allait point sans faiblesse. Nous ne l’en chérissions pas moins. Ses qualités nous les admirions tout haut, nous nous les vantions à l’envi comme s’il se fût agi des nôtres, et le secret de son unique défaillance nous l’ensevelissions au silence de notre affection profonde. Il était né parmi le tonnerre des marteaux broyeurs de fer, dans les noirs remous des fumées, sous un ciel gris, aux bords de la Clyde. Son courant sombre et sonore donne le jour à des êtres de beauté qui s’en vont flottant aux lointains radieux du monde, où des hommes les aimeront. Le Narcisse était bien de leur race parfaite. Moins parfait que ses frères peut-être, mais c’était notre chose à nous, rien ne se pouvait lui comparer. Nous en avions la fierté. À Bombay, d’ignares terriens en parlaient comme de « ce joli bateau gris ». Joli ! Piteux