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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/83

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éloge ! Nous le connaissions pour le plus magnifique trois-mâts jamais lancé. Nous tâchions d’oublier que, pareil à maints autres navires connus pour bien tenir la mer, il était par moments volage. Il avait ses exigences. Sous le rapport du chargement et du maniement, il demandait du soin et nul ne savait au juste combien de soin il lui faudrait. Si courte est la science humaine ! Le navire, lui, savait et corrigeait parfois la présomption de tant d’ignorance par la saine discipline de la peur. D’inquiétantes histoires couraient sur le compte de précédentes traversées. Le coq (par définition matelot, mais sans vraie qualification nautique), le coq, sous la démoralisation de quelque avanie comme la chute subite d’une marmite, grommelait sombrement tout en épongeant le plancher : « Là ! Voilà qu’il fait des siennes encore : un de ces voyages, il nous perdra corps et biens. Vous verrez ! » À quoi le steward venu là pour dérober un instant de répit à sa vie harassée répondait avec philosophie : « Ceux qui verront n’en bavarderont pas, toujours ! Je ne tiens pas à voir ça. » Nous raillions ces craintes. Nos cœurs s’en allaient vers le vieux quand il le pressait dur, son bateau, acharné à lui faire donner tout ce qu’il pouvait, disputant âprement au vent chaque pouce gagné ; lorsque sous les trois huniers pleins, il le jetait bondissant de biais à l’assaut de lames énormes. Les hommes tassés à l’arrière, l’oreille tendue, dès le premier commandement bref de l’officier venu prendre le quart de pont par gros temps, admiraient sa vaillance. Leurs paupières clignaient aux bourrasques ; leurs joues hâlées se mouillaient de gouttes plus amères que des larmes humaines ; barbes et moustaches trempées pendaient droites et ruisselantes comme des algues. Fantastiquement déformés ; en hautes bottes et coiffures comme des casques, ils oscillaient pesamment, raides et