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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/88

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rafale furibonde parut fendre soudain l’épaisse masse des vapeurs de suie et, par-delà la déroute des nuages lacérés, on put voir par éclairs la lune haute, précipitée à reculons à travers le ciel d’une vitesse effrayante droit dans l’œil de la tempête. Beaucoup baissèrent la tête marmottant que « ça les retournait de la voir ». Bientôt, les nuages se refermèrent et le monde, à nouveau, devint une aveugle et frénétique ténèbre qui hurlait en crachant au vaisseau solitaire le grésil et l’embrun salés.

Vers sept heures et demie l’ombre de poix qui nous entourait blêmit tournant au gris livide et nous sûmes que le soleil s’était levé. Ce jour insolite et menaçant qui nous montrait nos yeux hagards et nos faces tirées ne faisait qu’ajouter à l’épreuve. L’horizon de toutes parts semblait s’être rapproché à portée du bras de navire. Dans ce cercle rétréci des lames furieuses arrivaient, bondissaient, frappaient, tôt disparues. Une pluie de lourdes gouttes amères volait oblique comme une brume. Le grand hunier nous réclamait et tous avec une résignation hébétée se tinrent prêts à escalader une fois de plus la mâture, mais les officiers crièrent, repoussèrent les hommes et nous comprîmes enfin qu’on ne laisserait pas monter sur la vergue plus de gabiers que la besogne nécessaire n’en réclamait strictement. Comme à chaque instant les mâts avaient chance d’être arrachés ou emportés par-dessus bord, nous conclûmes que le capitaine ne voulait pas voir tout son équipage à la mer d’un seul coup. C’était sage. Le quart de service conduit par M. Creighton se mit péniblement à monter dans le gréement. Le vent les collait contre les cordages, puis, mollissant un peu, leur laissait gravir deux échelons ; et de plus belle une bourrasque soudaine clouait de haut en bas des haubans toute la ligne rampante, en attitudes de crucifixion.