Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/93

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ils soufflèrent. Ils saisirent des barres d’appui, nouèrent des bouts de cordes sous leurs aisselles, agrippèrent des chevilles, se traînèrent en tas où l’on pouvait assurer ses pieds ; ils se cramponnèrent des deux bras, crochèrent dans n’importe quoi du côté du vent, des coudes, du menton, peu s’en fallut, des dents : quelques-uns, incapables de s’arracher assez vite des coins où ils avaient été jetés, sentaient la mer s’enfler, comme ils montaient et les frapper dans le dos. Singleton n’avait pas lâché la barre. Ses cheveux volaient au vent ; la tempête semblait empoigner par la barbe son vieil adversaire et lui tordre sa tête blanche. Il ne lâchait pas et, ses genoux coincés entre les manettes de la roue, dansait en bas, en haut, semblable à un homme sur une branche.

Comme la mort ne semblait point prête, il se remirent à regarder autour d’eux. Donkin, pris par un pied dans une boucle de filin quelconque, pendait la tête en bas au-dessous de nous et braillait la figure au ras du pont : « Coupez ! coupez ! » Deux hommes se laissèrent couler avec précaution jusqu’à lui, d’autres halant sur la corde. Ils le saisirent, le juchèrent en lieu plus sûr, le maintinrent, tandis qu’il agonissait le patron, lui montrant le poing avec d’horribles blasphèmes, nous sommant en mots abjects :

— Coupez ! Ne tenez pas compte de cet idiot assassin ! Coupe, quelqu’un donc !

Un de ses sauveteurs le frappa d’un revers de main en pleine bouche ; sa tête cogna le pont et il devint subitement très tranquille, les joues blêmes ; sa bouche, dont la lèvre fendue montrait quelques gouttes de sang, haletait sans bruit. Du côté sous le vent, un autre homme gisait comme assommé, le bastingage seul le retenant d’être emporté. C’était le steward. Il nous fallut le ficeler comme