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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/94

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un ballot, car l’effroi le paralysait. Il était monté comme un trait de l’office, en sentant le vaisseau pencher et s’était affalé piteusement, un pot à lait dans sa main crispée. Il ne s’était pas cassé. On le lui arracha avec peine et, voyant l’objet dans nos mains, il demanda d’une voix tremblante : « Où avez-vous trouvé ça ? » Sa chemise pendait en loques, les manches fendues claquaient comme des ailes. Deux hommes l’amarrèrent et son corps, plié en deux de part et d’autre de la corde qui l’assujettissait, ressemblait à un paquet de chiffons mouillés. M. Baker rampa le long de la ligne des hommes en demandant : « Tout le monde est là ? » et passant l’inspection à chacun. Certains battaient des paupières sur leurs yeux atones, d’autres gelottaient convulsivement. La tête de Wamibo pendait sur sa poitrine, et, en attitudes douloureuses, sciés par les amarres, s’exténuant à ne pas lâcher prise, ils haletaient pesamment. Leurs lèvres crispées, à chaque écœurante embardée du bateau chaviré, s’ouvraient grandes comme pour crier. Le coq, embrassant une épontille de bois, répétait inconsciemment une prière. Dans chaque bref intervalle du démoniaque tumulte qui nous enveloppait, on pouvait l’entendre de là, sans béret ni savates, implorant au sein de l’orage le Maître de nos vies de ne pas l’induire en tentation. Lui aussi bientôt se tut. Dans cette troupe d’hommes affamés et gelés, réunis dans l’attente épuisée d’une mort violente, pas une voix ne s’élevait ; muets, pensifs et sombres, ils écoutaient pleins d’horreur l’imprécation de l’ouragan.

Des heures passèrent. Malgré l’abri qu’offrait la forte bande du navire contre le vent soufflant au-dessus de leur tête en un long hululement continu, de glaciales averses troublaient par moments le calme sans aise de leur refuge. Alors sous le tourment de cette nouvelle