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LE POISSON D’OR

à l’époque où le procès s’engagea, des procureurs de la vieille roche, capables de noyer sous le flot de leur encre la lumière même du soleil. De la première citation au jugement, la contestation la plus simple pouvait vivre une couple d’années. Quand j’arrivai au procès, il durait depuis vingt mois, et il y avait un an que M. Keroulaz avait été dépossédé de son usine par provision.

Après la perte du procès, M. Keroulaz et Jeanne travaillèrent tout uniment de leurs mains ; le grand-père corda des lignes de crin, la petite-fille montait des bonnets. Ils m’écrivaient souvent ; nous pleurions en lisant leurs lettres ils disaient, cependant, qu’ils étaient heureux.

Quant à M. Bruant, il continuait de jouir de la publique vénération, à cela près qu’on l’appelait tout bas le Judas à tous les étages de toutes les maisons, et que chacun, du haut en bas de l’échelle sociale, le regardait comme un effronté scélérat dans son for intérieur.

En ce monde étrange où nous sommes, les choses vont ainsi parfois jusqu’au bout. Je pourrais citer des coquins connus, avérés, des marauds célèbres qui ont poussé la plaisanterie jusqu’à mourir entourés d’hommages.

Les gens d’esprit de Lorient disaient :

— Si cette petite Keroulaz n’était pas une sotte, elle vous le prendrait pour mari, et puis gare dessous !

À Lorient et ailleurs j’ai admiré, en effet, des demoiselles qui eussent été de cruelles vengeances. Mais Jeanne n’était qu’une sotte, à ce qu’il paraît. Figurez-vous que, pendant et après le procès, le Bruant ne laissa pas passer une semaine sans renouveler sa