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Page:Le poisson d'or.djvu/72

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LE POISSON D’OR

naguère le mot conscience. Ma persuasion est que certains hommes n’ont pas du tout de conscience, dans l’acception philosophique du mot. Au fond du sac qui aurait dû contenir une conscience, M. Bruant avait trois choses son avarice, son désir entêté d’épouser Jeanne et sa peur.

Son avarice était née de sa fortune. C’est le châtiment ordinaire. Cet homme, qui avait des gourmandises de toute sorte au temps de la misère, vivait de rien maintenant qu’il possédait des millions. Il amassait sans trêve ni relâche ; il n’était bon à personne, pas même à lui ; son argent était au fond d’un trou, et c’était devant ce trou que les bonnes gens de Lorient dévotement s’agenouillaient.

Bruant savait cela : c’est en quoi je reconnais sa force. Son argent était l’armure dont il revêtait sa peur. Chaque louis d’or devenait une maille ajoutée à sa cuirasse. La logique instinctive de son avarice lui criait sans doute « À force d’être riche, tu seras invulnérable. »

De sorte que, chez lui, l’avarice était un mode de la peur.

J’en dirais volontiers autant de son violent désir d’épouser Jeanne, du moins au point de départ. L’idée avait dû naître en lui d’éteindre ainsi des droits hostiles et d’annihiler un menacent souvenir, mais ici, en jouant avec le feu, il s’était brûlé profondément ; l’obstacle avait grandi sa fantaisie jusqu’à la souffrance, et nous verrons bientôt l’idée de son mariage avec Jeanne le poursuivre comme une véritable folie.

Il avait trente ans de plus que Jeanne ; excellente condition pour extravaguer dans les questions de mariage.