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Page:Le poisson d'or.djvu/86

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LE POISSON D’OR

Nous devions changer de rôles, lui et moi, voyez-vous, et vous pardonnerez à l’émotion qui met un temps d’arrêt dans mon récit. De protecteur que j’étais ce jour-là, je devais devenir protégé.

Mais poursuivons. Il était assis sur le coin d’une chaise dans mon très modeste bureau, et me parlait avec plus de respect que jamais solliciteur ne le fit, par la suite, en mon cabinet ministériel. Il fallait, pour l’encourager, tout l’intérêt évident et profond que je prenais à son histoire.

— Je fus six mois à connaître mes lettres, monsieur l’avocat, reprit-il. C’est le plus long. Ce n’étaient pas les professeurs qui me manquaient, bien au contraire. Je n’osais pas m’adresser à M. Keroulaz, et je faisais le fanfaron auprès de Mlle Jeanne, qui croyait à mes prétendus progrès ; mais j’avais Seveno et les quatre matelots de la Sainte-Anne. Seveno était le plus instruit de tous, comme de raison, et n’en savait pas beaucoup plus que moi ; les autres à l’avenant ; mais tous avaient de la bonne volonté à revendre, et l’équipage entier se réunissait pour me faire perdre la tête. Le grand secret avait transpiré ; personne n’ignorait à bord que je marchais à la conquête de Mlle Jeanne ; chacun voulait m’aider. La Sainte-Anne devenait une école après la journée finie, on allumait une résine, et en avant la croix de Dieu !

Ils travaillaient comme si la science eût dû entrer dans ma tête en passant par leur cervelle. Ça vous aurait fait rire et peut-être pleurer aussi, monsieur l’avocat, de les voir tous les cinq épelant à grand effort l’alphabet déjà désemparé. Je tenais le centre ; on commençait à m’appeler monsieur Vincent, bien malgré moi ; toutes les têtes, penchées sur le mal-