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Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/149

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C’est à l’hôtel, le lendemain. Je suis assis dans la cour. À onze heures, M. Audimard arrive. Il me dit :

— Tiens, vous voilà de retour ? En bonne santé ?

Et je lui réponds nettement :

— Je vous remercie, Monsieur Vatinel.

Il tressaille. Je devine son émoi, puis son hésitation. Enfin il me prend le bras et m’entraîne.

— Vous m’avez donc reconnu là-bas ? Je n’aurais pas cru…

— Je ne vous ai pas reconnu, je vous ai suivi cette nuit… Maintenant je vous reconnais. Déjà certains détails m’avaient frappé à mon insu, certaines analogies dans le timbre de la voix, dans la tournure…

Nous étions dans une rue isolée. Il enleva ses lunettes, redressa sa taille, posa le poing sur sa hanche et redevint aussitôt le sieur Vatinel.

— Mais pourquoi, m’écriai-je, pourquoi cette double existence ?

— En deux mots, voici. Je m’appelle Audimard, et je suis de Rouen, où j’ai mené jadis une vie très dissipée. Il y a dix ans, j’héritai de cette maison. Las de m’amuser, désireux de considération, je m’y installai et pris aussitôt dans le bourg des airs d’homme sérieux qui ne tardèrent pas à m’attirer l’estime et la confiance générales. Mais au bout d’un an cette conduite de vieux puritain m’excédait. Mon ancienne nature réclamait ses droits. À la même époque, un cousin éloigné me laissait la masure de Saint-Laurent. Ce hasard décida les choses. Je mis la masure en vente et la rachetai sous le nom de Vatinel. Et depuis lors je me divise en deux personnes bien distinctes.

— Sans éveiller les soupçons ?

— On ne sait rien de ce qui se passe d’un village à l’autre, quand huit grandes lieues les séparent.

— Et ces huit lieues ne vous fatiguent pas ?