Aller au contenu

Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/221

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Saisi de rage, il se pencha, prêt au meurtre. Mais non, c’était trop doux, cette mort ! Sa haine exigeait davantage. Il fallait que le complice eût sa part du châtiment… tout au moins qu’il y assistât… ou même qu’il en fût l’instrument…

Il poussa un cri de joie : il avait trouvé. Et, sans songer seulement qu’elle pût lui échapper, il courut aux remises, prit des cordes, des traits, et revint vers sa victime. Elle n’avait point bougé, morte de peur, incapable de résistance.

Alors il l’empoigna par ses jupes, la traîna jusqu’à l’automobile, puis, la soulevant, il l’étendit tout de son long sur l’avant de la voiture, et il la ficela à même le monstre, le dos contre l’écorce d’acier, les bras tordus et repliés de chaque côté, et la tête, la pauvre tête aux cheveux épars, la tête renversée et libre, en dehors, devant la gueule même du monstre, entre ses dents, comme un trophée !

Un tour de manivelle, la bête trembla, sursauta, impatiente et tumultueuse. D’un élan, Caorches bondit sur elle et la lâcha à travers l’espace.

Et ils s’en allèrent ainsi sur la route mystérieuse, dans le crépuscule blême d’un jour d’hiver. Caorches hurlait de rire, et de toute sa puissance, surexcitait la bête affolée, et elle redoublait d’efforts, ardente, fiévreuse, indomptable, On eût dit qu’elle partageait son désir, qu’elle était de moitié dans sa vengeance, et qu’elle avait hâte, elle aussi, d’arriver à l’obstacle, de s’y briser, et d’y jeter le maître impitoyable qui l’asservissait à sa volonté.

Et ils allaient tous deux, les deux monstres, ils allaient vers la mort, ivres de vitesse, exaspérés de haine, triomphants, comme s’ils se croyaient protégés par cette pauvre tête qui ballottait devant eux, par ce corps de femme, fragile et tendre, qui s’offrait aux premiers chocs ainsi qu’une sirène attachée à la proue d’un navire.

À l’horizon, la butte d’Escalaire… Ils en approchaient. Un hêtre tomba, qui barra la route de son tronc dur et lisse…

Maurice LEBLANC.