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Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/282

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Et cependant il y avait quelque chose… Ce n’était pas tout à fait cela… Ils s’attendaient à un plaisir plus complet, plus assuré… Enfin ils ne savaient pas. Mais vraiment, quand ils entraient au bureau de la rue Lamartine et que leurs collègues s’extasiaient sur la performance quotidienne du ménage Gadon-Breviquet, le triomphe de Gadon-Breviquet m’était point sans mélange.

Gadon attribuait cette déception à Breviquet, lequel en accusait intérieurement Gadon. Et, de fait, aucun d’eux n’avait absolument tort. Pourquoi Gadon s’obstinait-il à toujours obliquer dans un sens contraire à celui que prévoyait Breviquet ? À cela Gadon répondait qu’il avait la direction. Soit, se disait Breviquet, mais qu’il oblique alors dans le bon sens !

De cette divergence de vues résultait un certain flottement dans la conduite du tandem, des fluctuations périlleuses. Ils ignoraient la belle ligne droite et, bien que la cherchant opiniâtrement, ils avaient l’impression qu’ils ne la connaîtraient jamais.

Le choix de l’itinéraire était également motif à malentendu. L’un n’admettait que l’avenue de Villiers, l’autre que le boulevard Péreire et la rue de Rome. Ils décidèrent d’alterner, mais chacun alors, alternativement, montrait de l’humeur et imputait à l’autre les incidents fâcheux.

Le dimanche, un tour au Bois était obligatoire. Gadon préférait le matin, Breviquet l’après-midi. Là encore on alterna. Les promenades furent moroses. Un seul en jouissait, dont la gaîté tombait vite.

Et la question de la vitesse ! Gadon, plutôt sprinter, aimait las élans brusques, suivis de repos. Breviquet, stayer dans l’âme, prônait les lentes et longues ballades régulières. Gadon était partisan des routes larges, du soleil, même de la poussière, Breviquet des allées ombreuses, des ciels couverts, même de la pluie.

Et ainsi peu à peu ils s’aperçurent qu’ils étaient en désaccord perpétuel, et ce désaccord, ils ne tardèrent pas à s’en rendre compte, ne se bornait point aux choses sportives, à ce qui concernait le tandem, mais à toutes les choses de la vie, aux plus essentielles comme aux plus insignifiantes, Comment avaient-ils pu s’illusionner et croire à la parité de leurs natures et de leurs caractères ? Quelques habitudes communes, oui, nécessitées par les conditions identiques de leur existence… Mais, pour le reste, pouvait-on être plus dissemblable ?