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Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/353

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Moi, Chapain, j’entre dans un bouillon Duval, mon diner me coûte trois francs. Or, ce dîner me profite, se résout en un supplément de force et d’énergie. Allez-vous me réclamer la moitié de cette force ? Poserez-vous les scellés sur cette énergie ?

— J’admets jusqu’à un certain point, concédait Vigoux…

En vérité, le litige était épineux. Le juge de paix, à qui on s’en remit, le trancha d’une façon qui satisfit tous les gens sensés : les Chapain garderaient l’automobile en nue-propriété, mais les Vigoux en auraient au même titre qu’eux l’usufruit, sous la seule condition de supporter moitié des frais.

Et voilà comment tous les dimanches : — en semaine on n’était jamais libre — M. et Mme Chapain et leurs ennemis, M. et Mme Vigoux, se promenèrent dans leur automobile.

Promenade lugubre ! On ne s’adressait pas la parole. À l’étape on se précipitait dans les deux auberges concurrentes. S’il y avait panne, comme les deux ménages étaient de service tour à tour, l’un d’eux s’asseyait au revers du talus et regardait, ironique, l’autre s’acharner, se désespérer, se salir, écumer et suer autour de la voiture.

Et les haussements d’épaules ! et les petits rires ! et les mots chuchotés ! et les exclamations furieuses pour un virage trop brusque.

Deux fois Chapain et Vigoux en sont venus aux mains.

Actuellement il y a un peu d’accalmie.

Dimanche dernier, en effet, l’automobile a exécuté une charge à fond contre la barrière d’un passage à niveau.

Elle en est sortie victorieuse, mais les quatre promeneurs ont été réunis dans une chute commune. Le garde a dû les recueillir en assez fâcheux état.

Les Vigoux principalement n’en mènent pas large.

Mais ils sont absolument décidés à ne pas mourir. Et ils y arriveront, tellement la peur que les Chapain ne jouissent paisiblement de l’automobile leur donne de la résistance et de la force.

Vigoux l’a déclaré à sa femme, entre deux crises :

— Si l’un de nous meurt, je resterai du moins là pour défendre nos droits.

Maurice LEBLANC.