Aller au contenu

Page:Leblond - Leconte de Lisle, 1906, éd2.djvu/168

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
162
LECONTE DE LISLE

traita Leconte de Lisle d’impassible, était précisément la sérénité égale, heureuse, avec laquelle il évoque ces souvenirs. On était habitué aux exclamations efféminées de Musset et aux cris de surhomme de Hugo. Trop de gens sont encore incapables de saisir la beauté majestueuse et fortement suggestive de l’océan quand il est calme, largement aplani, et paraît presque plongé dans une torpeur, tandis que des lames sourdes le labourent en ses profondeurs. Les délicats et les méditatifs ont su voir dans cet apaisement solennel autre chose que monotonie ordinaire, indifférence terne, ce qu’y voient seulement ceux-là qui ne sauraient être impressionnés par la mer qu’aux jours de tempête, quand les lames viennent les éclabousser, quand la clameur des flots les saoule. Ce qu’on a pris pour son insensibilité n’était précisément au contraire qu’une rare puissance et maîtrise de vitalité, intensité de sentiment.

Leconte de Lisle n’est jamais triste quand il « rentre » en son âme « embaumée » de souvenirs inaltérables, éden intérieur auquel il revient toujours et où il savoure de telles délices qu’elles l’assourdissent à « la rumeur des hommes ». Chez la plupart, les souvenirs, au contraire, dissolvent. Pour les maladifs et les débiles, se souvenir c’est déjà avoir conscience de notre vanité, avoir conscience qu’une parcelle de nous meurt à chaque minute, c’est agiter d’un faible souffle un tas de feuilles mortes. Pour Leconte de Lisle, se souvenir c’est faire revivre le passé sublimé par l’évocation et le projeter — pur, frais et éternel — dans l’ave-