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Page:Leblond - Leconte de Lisle, 1906, éd2.djvu/28

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LECONTE DE LISLE



LE DÉPART[1]


Adressé à mes amis.



Je pars… et dans vos mains ma main tremble et frissonne ;
Amis, c’est pour toujours que mon adieu résonne,
Que mon reg’ard rêveur sur vos traits arrêté
Se ferme à l’avenir et revoit le passé.

Je pars !… est-il bien vrai ? félicité perdue.
Voix même du bonheur qui parlait et s’est lue,
Tout s’enfuit, tout s’éteint !… Songes menteurs, mais doux,
De grâce, dites-le, faut-il vous perdre tous ?…
Faut-il vous perdre, ô soirs écoulés sur la grève
Au bruit pensif du flot que la vague soulève,
Vous, épais tourbillons des cigares brûlans,
Vapeur exaltatrice en nos cerveaux ardens,
Et qui sortiez, en feu, de nos lèvres émues,
Quand des lueurs sans nombre étincel aient aux nues ?


C’en est donc fait ?… Adieu, rêves de liberté.
Chants joyeux qu’exhalait notre jeune gaîté.
Douces discussions, intime causerie
Qui se tissait toujours de gloire et poésie,
Adieu !... car le bonheur pour moi s’est éclipsé
Dans l’océan sans fond qu’on nomme : le passé !

Oh ! souvenez-vous-en, de ce bonheur qui passe
Ainsi qu’un éclair naît et reluit et s’efface !…
Oh ! souvenez-vous-en !... il ne reviendra plus…
Et le souvenir rend les biens qu’on a perdus !…
Amis pensez à moi, quand, me perdant sur l’onde,
Je m’enfuis, isolé, chercher un autre monde ;
Son doux nom est la France, et son bord embaumé

  1. Nous donnons cette pièce et en soulignons des phrases pour signaler ce qui s’y annonce déjà soit du caractère soit de l’œuvre futurs.