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Page:Leblond - Leconte de Lisle, 1906, éd2.djvu/50

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LECONTE DE LISLE

leur délicate frénésie et la subtilité précoce de cette imagination véhémente et pourtant déjà souple à associer la beauté locale aux charmes universels de la jeune fille[1].


Mon premier amour m’avait assailli comme un coup de vent. Car j’étais amoureux, et amoureux de la plus délicieuse peau orangée qui fut sans doute sous la zone torride ! Amoureux de cheveux plus noirs et plus brillants que l’aile du martin de la montagne ! Amoureux de grands yeux plus étincelants que l’étoile de mer qui jette un triple éclair sur la houle du récif, et tellement amoureux, tellement ravi, le cœur tellement gonflé de bonheur… que je tombai malade dès le soir même, attendu que je ne voulais plus ni boire ni manger, ni parler ni dormir, et que j’étais devenu pâle comme un de ces

  1. Ces pages écrites, nous trouvons dans l’important article de Jean Dornis cette confidence du poète, précieuse par la fermeté du souvenir et la force de l’analyse :

    « Il est toujours délicat de parler de soi avec toute la modestie désirable, et bien que je ne sois pas de ceux qui s’illusionnent volontiers sur eux-mêmes, j’éprouve une certaine appréhension dès qu’il s’agit de me mettre en scène. Cependant, le peu que je puis vous dire étant presque impersonnel, je tiens la promesse que je vous ai faite.

    « Ceci pourrait s’intituler : Comment la poésie s’éveilla dans le cœur d’un enfant de quinze ans. C’est tout d’abord grâce au hasard heureux d’être né dans un pays merveilleusement beau et à moitié sauvage, riche de végétations étranges, sous un ciel éblouissant. C’est surtout grâce à cet éternel « premier amour » fait de désirs vagues et de timidités délicieuses : cette sensibilité naissante, d’un cœur et d’une âme vierges, attendrie par le sentiment inné de la nature, à suffi pour créer le poète que je suis devenu, si peu qu’il soit.

    « La solitude d’une jeunesse privée de sympathies intellectuelles, l’immensité et la plainte incessante de la mer, le calme splendide de nos nuits, les rêves d’un cœur gonflé de tendresses, forcément silencieuses, ont fait croire longtemps que j’étais indifférent, même aux émotions que tous ont plus ou moins ressenties, quand, au contraire, j’étouffais du besoin de me répandre en larmes passionnées. J’en ai versé, plus tard, en sachant par moi-même que les femmes nous plaignent volontiers des peines que d’autres nous font endurer et jouissent de celles qu’elles-mêmes nous infligent. »