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Page:Leconte de Lisle - Derniers Poèmes, 1895.djvu/270

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cela que la sensibilité des poètes virils est la seule vraie. Je n’ai nul besoin de rappeler les preuves multipliées que Victor Hugo nous a données de cette richesse particulière de son génie. Ceux qui l’ignorent et ceux qui la méconnaissent, s’ils existent, ne valent pas qu’on se préoccupe de leur incurie ou de leur obstruction mentale. Le vers plein d’éclat et de sonorité, habituel au grand lyrique, s’empreint ici d’une grâce et d’un charme inattendus. En dernier lieu, non seulement l’artiste sans pareil vivifie ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il touche, mais, par surcroît, il excelle à exprimer avec précision ce qui est vague dans l’âme et confus dans la nature. Comme dans la légende orphique, l’herbe, l’arbre, la pierre, souffrent, pleurent, parlent, chantent ou rêvent ; le sens mystérieux des bruits universels nous est révélé. Toutes les cordes de cette lyre vibrent à l’unisson.

Quand les pluies de la zone torride ont cessé de tomber par nappes épaisses sur les sommets et dans les cirques intérieurs de l’île où je suis né, les brises de l’Est vannent au large l’avalanche des nuées qui se dissipent au soleil, et les eaux amoncelées rompent brusquement les parois de leurs réservoirs naturels. Elles s’écroulent par ces déchirures de montagnes qu’on nomme des ravines, escaliers de six à sept lieues, hérissés de végétations sauvages, bouleversés comme une ruine de quelque Babel colossale. Les masses d’écume, de haut en bas, par torrents, par cataractes, avec des rugissements inouïs, se précipitent, plongent, rebondissent et s’engouffrent. Çà et là, à l’abri des courants furieux, les oiseaux tranquilles, les fleurs splendides des grandes lianes se baignent