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Page:Leon Silbermann - Souvenirs de campagne, 1910.djvu/318

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tenaient à voix basse des conversations dont nous faisions les frais. Je me rappelle surtout cette phrase qui est restée gravée dans ma mémoire. Le caporal indigène conseillait à ses hommes de ne pas se presser et leur disait en manière de conclusion : Ta viec nhieu lam qua cho tay nay. (Nous trimons pour ces chiens d'Occident.)

Sur un cheval que mon capitaine m'avait confié, j'allais aux marchés des villages voisins pour acheter de la chaux et des provisions destinées à l'ordinaire. Grâce à mes fréquentes visites, j'étais assez connu par les notables de plusieurs localités. Un jour, je fus invité par un chef de village à assister à un combat de coqs. Ceux-ci étaient merveilleusement dressés et j'adressai des compliments à leurs propriétaires. L'un d'eux, vieillard ayant bien près de soixante-quinze ans, me fit alors cette observation : — Les hommes d'Occident font souffrir leurs semblables par des moyens que nous n'avons jamais employés. Je me rappelle les misères qu'ils nous ont fait subir pendant la guerre (en 1859-1860). — Vous les avez attaqués, disais-je, ils se sont défendus. — Ce qui est fait est fait, continua le vieillard, mais nous préférons dresser les bêtes à se battre que les hommes. — Mais convenez cependant, répliquai-je, que depuis que vous êtes sous la domination française, on s'efforce de vous faire du bien. — Le vieil Annamite ne répondit pas et je ne fus pas dupe de son silence.

Combien de fois ai-je surpris des indigènes qui, ignorant que je parlais leur langue, tenaient des propos désobligeants à notre égard ! Au cap Saint-Jacques, je déjeunais un jour dans un restaurant annamite. Le propriétaire de l'établissement était en même temps interprète salarié du gouvernement. La cuisine était bonne et propre, ce qui est très rare là-bas. Le mari se promenait dans la salle à manger armé d'une serviette et surveillait le service. La femme servait les clients, se montrait avenante avec eux et même... ne dédaignait