Page:Lepelletier - Émile Zola, 1908.djvu/215

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aussi, n’a dû qu’à trente années d’études, sévèrement et patiemment poursuivies, une influence laborieusement obtenue et laborieusement gardée ? Vous êtes surpris de cette influence ; vous n’en pénétrez pas les causes ; je m’en vais vous les dire, ne fût-ce que pour justifier les lecteurs du Temps qui me l’accordent. Eh bien ! mon cher Zola, c’est que, sur la question du théâtre, je suis, pour me servir de votre langage, très documenté. Oui, sans doute, il m’arrive d’appeler du nom d’Emmeline un personnage que l’auteur a nommé Emma, et de faire, en l’appelant Berthe, l’éloge d’une chanteuse de café-concert qui se nomme Gilberte. Prével en tressaille d’horreur, et relève gravement, sur ses tablettes, cette grosse méprise. C’est affaire à Prével ; que lui resterait-il s’il n’avait cette exactitude dans le détail ? Mais, si je suis coutumier de ces inadvertances, encore qu’elles soient moins fréquentes qu’on ne l’a dit, il n’y a pas de pièce un peu importante que je n’aie vue trois ou quatre fois, même les vôtres, que je n’aie lue ensuite. J’examine, à chaque représentation, les manifestations du public, tantôt me confirmant dans mon idée première, tantôt revenant sur mon impression première. Il n’y a pas d’artiste que je n’aie étudié dans tous ses rôles ; je les suis partout et lorsque le moindre d’entre eux me demande d’aller le revoir, dans n’importe quel boui-boui, je m’y rends, toute affaire cessante. J’ai subordonné ma vie tout entière au théâtre, et l’on m’y voit tous les soirs devant que les chandelles soient allumées, ou, pour ne pas effaroucher vos scrupules de naturaliste, avant que le gaz de la rampe soit levé, et je ne m’en vais que lorsqu’il est éteint. Le public le sait, et voilà pourquoi il a confiance. Il sait encore, ce public, que je suis toujours de bonne foi, et je n’y ai même aucun mérite. J’aime le théâtre d’un amour si absolu que je sacrifie tout, même mes amitiés particulières, même, ce qui est plus difficile, mes répugnances, au plaisir de pousser la foule à une pièce qui me paraît bonne, de l’écarter d’une autre qui me semble mauvaise. Il m’est arrivé dix fois de dire en prenant la plume : il faudra que je m’observe aujourd’hui, que je passe légèrement sur tel ou tel détail, que je dérobe de mon mieux le secret de telle ou telle défaillance. Une fois la plume à la main, il y a en moi comme un démon