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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/127

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Son pied lui faisait toujours mal, son épaule le brûlait à nouveau, mais il n’en avait pas moins une agilité et une souplesse sournoise de serpent.

Le moment d’agir était venu et il ne doutait point du triomphe !…

Il estimait que la chance, au bout du compte, le favorisait singulièrement… Il allait surprendre des gens sans défense : un homme et deux femmes !… Il était décidé à abattre Andréa comme un chien et à ne ménager ni Callista, ni même Zina si celles-ci lui créaient de sérieuses difficultés… Il passait sous un bois dru, épais, qui l’écorchait de ses épines, l’enveloppait de ses cent lianes. Avec une patience d’apache sur la piste de guerre, il se débarrassait un à un de ces liens qui l’enserraient, voulaient le retenir, semblaient lui défendre d’aller plus avant.

Il y avait là-dessous une lumière pâle, fumeuse de la transpiration de la terre sous les premiers rayons du soleil.

Rien ne le faisait dévier de sa marche qu’il avait repérée à l’avance en remarquant la disposition de quelques hautes cimes qui couronnaient la futaie de leurs chapiteaux centenaires.

Il ne faisait aucun bruit…

Il était sûr de ne pas avoir donné l’éveil… Il ne devait plus être loin maintenant de la roulotte… Il s’attendait à entendre des voix… mais il y eut quelques cris d’oiseaux qui fuyaient à tire-d’aile et ce fut tout…

Un dernier et silencieux effort… la roulotte est là !…

Tous devaient dormir, bêtes et gens, excepté Odette, peut-être…

Rouletabille est maintenant sur la lisière de l’étroite clairière au fond de laquelle s’est arrêtée cette cabane sur roues. Il a en face de lui la porte à double battant, vitrée à mi-hauteur, garnie de rideaux sordides, à laquelle on accède par un escalier ou plutôt une échelle de quelques marches.

C’est ça, la prison d’Odette !… le palais de la reine des bohémiens !…

Et autour de ça, personne !…

Les bêtes ont été détachées et doivent reposer non loin de là, près de quelque ruisseau… Rouletabille est à quatre pattes, il se redresse, il a maintenant son revolver en main, le cœur lui bat fortement… Il se glisse jusqu’à l’escalier et, tout à coup, il se jette sur la porte qu’il défonce d’un terrible coup de genou…

— Haut les mains !…

Personne !…

La cabane est déserte !… La roulotte est abandonnée… et une phrase, inscrite au couteau sur la paroi de la bicoque, lui fait venir les larmes aux yeux : « Au secours, petit Zo ! »

« Petit Zo ! » Elle savait donc qu’il était là, pensait-il. Ou bien sans être sûr qu’il fût là, elle espérait qu’il rôdait autour d’elle, attendant le moment propice pour la délivrer… En fin de compte, elle n’avait pas cessé d’espérer en lui !… et c’était lui qu’elle appelait !…

À cette idée, son cœur impétueux, un instant cessa de battre… une sueur froide se répandit sur ses tempes…

Ce ne fut qu’une seconde d’étourdissement, et puis il se montra plus fort que son imagination en délire… Au moment de chanceler, il trouva encore le moyen, comme toujours, de s’appuyer sur le bon bout de la raison !

Qu’est-ce que lui montrait « le bon bout de la raison » ? Un couple d’amoureux, un charmant petit ménage, Odette au bras de