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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/128

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Jean souriant à son épouse… Et lui, il marchait derrière, surveillant ce bonheur-là comme un ami fidèle et comme un frère !…

Ah ! certes elle l’avait ému de toute sa grâce étrange et qui lui rappelait tant de choses !… Ivana ! Ivana ! toi aussi, fille de l’Orient, tu avais ces yeux et ce sourire plein d’un inquiétant mystère !… Et comme Rouletabille t’avait aimée !… Allons ! allons donc, Odette ! Rouletabille n’aimait qu’une image, celle d’Ivana ressuscitée !… Mais la petite Odette vivante, Rouletabille ne l’aimait que comme une sœur, une adorable petite sœur fragile qu’il avait le devoir de conserver à son ami Jean !…

Cependant, avant de la lui conserver… il fallait la lui rendre, puisqu’on la lui avait enlevée !…

En avant !…

Il sortit de cette boîte funeste… Déjà il ne titubait plus… son émoi était passé… Mon Dieu !… elle l’avait appelé « petit Zo » comme Ivana, quand celle-ci l’appelait du fond de sa détresse pour l’arracher à la tyrannie redoutable du terrible Gaulow… Allons, demande pardon à l’ombre d’Ivana, Rouletabille, demande pardon à Jean et sauve ta petite sœur !… Les misérables l’ont emportée comme des loups ! Vers quel repaire momentané ?… Voilà ce qu’il faut savoir.

Rouletabille a retrouvé la piste des loups… une piste qui fait bien des détours, qu’il suit, qu’il perd, qu’il retrouve, qui le fatigue pendant des heures…

Maintenant il a une forge dans sa poitrine… tout brûle en lui et autour de lui, et la forêt elle-même paraît embrasée… Il est en pleine sapinière… Sous l’ardent soleil, les arbres montrent leur sève embaumée, par les blessures de leur écorce… Rouletabille ne peut plus respirer, une buée dense et brûlante lui voile le contour définitif des choses… Il se laisse aller, exténué, sur la terre qui lui fait un tapis de ses mille aiguilles d’or…

Et, tout à coup, voilà qu’au moment où il va fermer les yeux, un homme, dans toute sa force et dans tout son orgueil, se dresse devant lui… Il avait une façon de porter une méchante veste sur son épaule qui donnait à ce vêtement sordide un air de mantelet de cour. Une ceinture rouge où il avait placé des armes étranges faisait plusieurs fois le tour de ses reins… Au-dessus de ses guêtres, il avait une façon de culottes à franges qui avaient peut-être été découpées dans un vieux tapis… Il était magnifique !

Rouletabille reconnut Andréa ; il se dressa d’un bond, revolver au poing…

L’autre sourit avec dédain :

— Que viens-tu faire ici ? lui dit-il de sa voix de cuivre… Que nous veux-tu ?… Pourquoi nous poursuis-tu ?

— Parce que vous êtes des voleurs d’enfants !…

— Les voleurs d’enfants sont ceux qui nous avaient pris notre reine !… Tu ne la reverras jamais !… Elle est en sûreté, maintenant, tandis que je t’attirais ici !… car j’avais un dernier mot à te dire, un dernier conseil à te donner si tu tiens vraiment à la vie… Retourne vers l’Occident !…

— Oh ! fit Rouletabille, nullement impressionné par l’emphase théâtrale du cigain… Vous m’avez déjà tué et je n’en suis pas mort !

L’autre ne répondit pas, tourna lentement sur ses bottes et s’enfonça sous bois en haussant les épaules…

« Au fond, il a raison ! se dit le reporter qui n’avait pas bougé… Je les ai assez suivis ces gens-là !… Maintenant, je vais les précéder. »