Aller au contenu

Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/133

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


— Il n’y a que dans la foule que l’on n’est pas remarqué, fit-elle. Et puis, il y a là-haut des cabinets particuliers où nous ne serons pas dérangés et où l’on pourra nous servir à souper, mon cher, car j’ai une faim de loup !… Je n’ai pas mangé depuis mon arrivée à Innsbruck !

— Quand êtes-vous arrivée ?

— En même temps que vous !… par le même train !

Elle le poussait devant lui, lui faisait traverser une foule compacte qui sortait de la salle de spectacle au cours d’un entracte, puis ils gravirent un escalier, arrivèrent dans un corridor et un maître d’hôtel les introduisit dans un cabinet assez vaste qui était en même temps une loge avec balcon donnant sur le théâtre et dont on pouvait apercevoir sans être vu tout ce qui se passait sur la scène et même dans la salle.

L’étrange voyageuse se mit à son aise, laissa tomber son manteau, enleva son chapeau, se tapota les cheveux, se mit un peu de poudre devant la glace et fit grand honneur à la première nourriture qu’on lui apporta. « Vous demande pardon, cher !… »

Elle avait commandé du champagne et, en attendant vidait d’un trait un petit verre d’eau-de-vie de grain, à la mode russe…

Hubert avait allumé une cigarette et ne touchait à rien. Il était on ne peut plus intéressé par cette singulière femme dont le charme bizarre avait déjà causé tant de catastrophes… Quand elle eut touché un peu à tous les plats, elle alluma elle aussi une cigarette, s’accouda à la table et le regarda de ses yeux profonds et troublants, aux paupières chargées de khôl… Au repos, cette physionomie avait un petit air fatal et implacable qui rappelait à Hubert que Mme de Meyrens ne se promenait guère dans la vie sans ses deux inséparables compagnons : l’Amour et la Mort !

Heureusement que lui ne craignait ni l’un ni l’autre… Elle n’avait aucune raison de le vouloir tuer et il aimait ailleurs…

— Vous n’êtes pas bavard ! lui dit-elle, en lui soufflant au nez la fumée de son tabac d’Orient…

— Je suis venu pour vous écouter ! répliqua-t-il… et puis je vous regarde… et puis, je me demande comment il se fait que vous êtes justement arrivée ce matin par le même train que nous !…

— Parce que je cherchais Rouletabille !… j’ai su que M. de Santierne allait le rejoindre !… J’ai suivi Santierne jusqu’à New-Wachter et je vous ai suivis tous de New-Wachter jusqu’ici !…

Elle disait tout cela nonchalamment, en traînant sur les mots à la manière slave, en une captivante mélopée…

Et puis, elle se rejeta sur le plat que l’on apportait, un gibier noirâtre aux confitures… « Mais mangez donc ! »

— Merci, je n’ai pas faim !… J’ai fait un excellent repas à l’hôtel avec Santierne et Rouletabille avant de venir ici ! Mais vous, comment depuis que nous sommes arrivés n’avez-vous rien pris ?

— Parce que j’ai passé mon temps à vous surveiller… à vous pister !… Je ne vous ai pas quittés d’un pas !… Je n’ai surtout pas quitté Rouletabille !… Vous savez qu’il n’était pas plutôt débarqué qu’il courait chez l’antiquaire où vous êtes venu ensuite… Il devait avoir un intérêt considérable à y arriver avant vous !… Je ne soupçonne même pas ce dont il peut être question… mais je connais mon Rouletabille…

Et elle se mit à rire de ses petites dents pointues, méchamment…

— Je sais, fit Hubert… Heureusement que j’avais retenu le document par télégramme à tout hasard !…

— Oui ! Vous rouliez Rouletabille sans