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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/155

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ne tiraient pas encore, car ils avaient peur, en déchargeant leurs armes sur cette ombre équestre qui s’enfuyait, d’atteindre celle qui était l’objet de tous leurs vœux.

Jean avait fini par gagner la route, mais il comprit qu’il allait être rejoint et, tout à coup, il se jeta désespérément dans une saulaie qui bordait un marécage…

Là, il n’hésita pas à abandonner son cheval. Il se lança à la nage et finit par atteindre l’autre rive, après mille efforts qui le sauvèrent d’un véritable enlisement…

Alors, exténué, il se coucha parmi les roseaux et attendit les événements, incapable pour le moment d’aucune réaction nouvelle.

Il entendait, non loin de là, ceux qui le cherchaient s’approcher dans un tumulte affolé et battre les hautes herbes… Des lumières coururent çà et là… Il ferma les yeux…

Quant à Hubert, il n’avait pour ainsi dire pas bougé… Il était dans un arbre avec Odette… Son cheval attaché au fond d’un ravin, occupé à dévorer la ration d’avoine qui garnissait le sac que son maître lui avait attaché au col avant de le quitter, n’avait garde de donner signe de vie…

Quand les bruits commencèrent à s’apaiser du côté du camp, quand les cavaliers se furent enfoncés dans la nuit comme des fous qui chevaucheraient des ténèbres, il descendit de son refuge et emporta Odette dans ses bras.

Bientôt il eut rejoint sa bête ; il mit Odette en selle et dirigea son cheval par la bride… Ils firent ainsi maints détours dans la forêt. Il n’hésitait pas… Il savait exactement où il allait.

De temps à autre, il reconnaissait un point de repère et accélérait un peu la marche…

Il faisait encore nuit quand il déboucha dans la puzta, vers le nord, d’un côté où, certainement, personne ne le cherchait…

Alors il sauta sur sa bête. D’un bras il retenait Odette devant lui et son cœur bondissait de sentir cette jeune vie contre sa poitrine…

— Comme autrefois ! lui souffla-t-il dans son cou odorant.

Et il enfonça ses éperons dans le ventre de sa monture… Celle-ci fit voler les cailloux du chemin de ses sabots rageurs…

Oui ! comme autrefois, quand Odette n’était encore qu’une toute petite fille et qu’il l’emportait ainsi sur sa selle dans le vent des Camargues… Comme autrefois quand elle ne pouvait se passer de lui, quand elle le trouvait le plus beau des « guardians » ! Comme autrefois, quand elle l’aimait de tout son petit cœur simple et sauvage !…

Comment ne l’aimerait-elle pas encore ! Est-ce qu’il avait changé, lui ?… Est-ce qu’il n’était pas toujours aussi fort ?… Qui craignait-il au monde ?… Ce Jean, qui, en son absence, s’était introduit un instant dans le cœur de cette petite ?… Ce Rouletabille, qui semblait l’y avoir remplacé… un instant aussi !… La vérité, pensait-il, était qu’Odette était restée très enfant et que les sentiments passagers qui avaient agité son cœur naïf seraient vite oubliés quand elle ne verrait plus que lui, Hubert !…

À l’aurore, ils se trouvèrent dans un chemin encaissé qui les conduisit vite à une vieille tour à moitié démolie, d’où, à leur approche, s’envola tout un bataillon de pigeons…

— C’est ici ! fit Hubert.

Odette n’avait pas encore prononcé un mot.

Elle se laissa glisser de cheval et Hubert la conduisit dans une salle basse avec beaucoup de cérémonie souriante.

— Voici votre palais, ma reine !…

Mais elle ne lui souriait pas…

Hubert, gracieux, lui faisait plus peur que tout…

Elle le regarda une seconde et détourna la tête, rougissante, tant la flamme de ses yeux semblait la dévorer…