Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/154

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En ce qui me concerne, je ne risque rien ! Je raconte que je suis revenu parce que j’ai oublié de dire quelque chose à la reine et je passe la nuit au camp en attendant la première occasion propice…

— Allez donc ! fit Jean, et que Dieu soit avec nous !…

Derrière Hubert qui était déjà reparti, il se rapprocha du camp lui aussi, décidé à surveiller de loin son rival… Mais bientôt il en eut perdu toute trace… Il s’arrêta sur une légère éminence d’où l’on pouvait découvrir toute la puzta jusqu’à la lisière du bois, quand la lune se montrait entre deux nuages…

Une demi-heure après le départ d’Hubert, Odette avait ouvert la porte de sa roulotte… Abrités derrière leurs cabanes ambulantes contre le vent qui soufflait avec violence, les cigains soupaient… Zina l’aperçut et courut à elle.

— Veux-tu enfin manger, petite flamme de ma vie !…

Et la vieille fut dans une joie immense parce que Odette consentit à tremper un peu de pain noir dans du lait…

La jeune fille manifesta alors le désir de se promener un peu autour du camp avant de s’aller coucher… Zina lui jeta un fichu sur les épaules et l’accompagna… Les cigains les laissaient faire. Ils savaient bien qu’elles ne pourraient dépasser le cordon des sentinelles qui, chaque nuit, veillaient sur leur reine…

Odette s’avançait toujours plus profondément sous la futaie, d’un pas nonchalant, arrachant autour d’elle les hautes fougères :

— Je veux dormir sur les herbes, ce soir… J’en ai assez de ton sale grabat de vieille petite bonne femme de sorcière !…

Zina, esclave de ses caprices, s’empressait de se charger de fougères, elle aussi…

Et tout à coup, en relevant la tête, elle ne vit plus Odette…

Des branches remuaient devant elle…

Elle cria… appela !… Des cris lui répondirent, puis ce furent d’abominables jurons !… On lui cria : « On enlève la Queyra !… » Une rumeur, un désordre indescriptible, les cigains sautant sur leurs armes… une course éperdue de toute part… et l’arrivée affolée de Callista suivie d’Andréa !… Ah ! cette Callista, comme elle s’était relevée ! Avec quel cri de rage elle avait rejeté le cigain !…

— Tu avais juré de veiller sur elle ! Je ne te dois plus rien !…

En vérité, celle qui passa un fort mauvais quart d’heure après cette terrible algarade fut la pauvre Zina… Ah ! l’Ushela ! (la chienne). Elle fut battue, déchirée, lacérée avec une ardeur incomparable. Pendant que toute la puzta voisine retentissait du galop des cigains, le camp était plein des clameurs de la vieille. Certains n’hésitaient pas à la rendre complice de l’évasion d’Odette et le lui faisaient cruellement payer. Les femmes, enragées, étaient pendues à son chignon… Elle eût été tuée sur place sans l’intervention de Sumbalo, qui fit lâcher prise à ces harpies.

Jean avait entendu les cris, les coups de feu et se disait qu’Hubert avait réussi. Il s’apprêtait à le rejoindre autant pour lui prêter secours que pour ne pas le laisser tout seul avec sa belle proie…

Il s’était dressé sur le mamelon qui lui servait d’observatoire et essayait de percer les ténèbres qui s’amoncelaient devant lui. Entre deux nuages la lune se montra et il vit la course éperdue des cigains qui, d’instinct, se dirigeaient vers la route de l’est. Mais s’il les vit, lui aussi fut aperçu !…

Des clameurs accueillirent son apparition. De toute évidence, on le prenait pour le ravisseur, et il n’eut que le temps de retourner sa bête et de regagner la puzta en vitesse…

Mais les autres accouraient derrière lui, en s’encourageant par des cris féroces… Ils