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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/158

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conduite et il dit avec un ricanement gros de menaces :

Tu aimes mieux les bohémiens !… Que ton sort s’accomplisse, Odette !…


II. — Tout cela est de la faute de Rouletabille !

Jean s’était endormi. Le sommeil l’avait vaincu. Il ne se réveilla qu’à l’aurore. Les souvenirs des événements de la veille l’assaillirent en foule. Il se traîna prudemment quelques instants parmi les roseaux… Aucun bruit autour de lui… Il se rassura. Il se leva… Il n’était plus en danger… Mais qu’était devenue Odette ? Les bohémiens l’avaient-ils rejointe ? Et si Hubert était parvenu à la sauver, qu’était devenu Hubert ?

Cette dernière pensée lui était plus pénible que tout !…

Il fit encore quelques pas et se trouva devant une plaine fumante des premiers feux du jour… Toute la surface de la terre semblait un océan de verdure dorée qu’émaillaient mille autres couleurs. Parmi les tiges fines et sèches de la haute herbe croissaient des masses de bleuets aux nuances bleues, rouges et violettes… Le genêt dressait sa pyramide de fleurs jaunes… des coquelicots faisaient des taches sanglantes sous ses pas… Tout l’air était rempli de mille chants d’oiseaux. Au loin on entendait les cris aigus d’une bande d’oies sauvages qui volaient comme une épaisse nuée sur quelque étang perdu dans l’immensité de la puzta…

— C’est le paradis ! fit Jean, et je meurs de faim !…

Il était dénué de tout ! Son cheval était certainement devenu la proie des bohémiens… Au loin, vers l’ouest, il apercevait la fumée d’un village… Ce n’est cependant point de ce côté qu’il se dirigea… La pensée d’Hubert et d’Odette l’occupait entièrement. Où s’étaient-ils réfugiés pour échapper aux bohémiens ?… Son regard fit le tour de la plaine et il remarqua à quelques centaines de mètres sur sa droite un petit bois qui, avec la saulaie entourant les marécages qu’il venait de quitter, était le seul endroit où l’on pût se dissimuler.

À tout hasard, il ne voulut pas quitter ces lieux sans avoir visité ce bois… et il y entrait bientôt…

Ses yeux cherchaient sur le sentier des traces révélatrices, comme il avait vu faire à Rouletabille… Mais rien de particulier n’attira son attention… Ah ! ce Rouletabille !… Tout était bien de sa faute !… Pourquoi les avait-il quittés ?… D’abord, ils n’auraient jamais dû se quitter tous les trois ! et pour beaucoup de raisons !…

Le souvenir de la conversation qu’il avait eue avec Hubert revenait à Jean cruellement.

De plus en plus, l’attitude du reporter lui apparaissait suspecte, incompréhensible… Jean ne croyait plus en rien et c’était vrai qu’il n’avait plus confiance en Rouletabille ! Du reste, il ne le lui avait pas envoyé dire…

Dans la solitude du bois, Jean s’assit sur un tronc d’arbre renversé qui avait arrêté ses pas incertains et se prit à réfléchir… Réfléchir à quoi ?… Au fond, il ne savait qu’une chose, une chose dont il était absolument sûr, c’est qu’il était le plus malheureux des hommes !…

Tout à coup, il redressa la tête ; il avait entendu du bruit : des branches s’écartèrent et un homme apparut ; c’était Andréa.

— Je te retrouve enfin ! lui dit le bohémien…