Aller au contenu

Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/163

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de me suivre comme je l’en priais, comme je l’en suppliais !… Mais non ! Monsieur ne voulait en faire qu’à sa tête, et il en avait assez de la mienne ! Beau résultat !… me voilà réduit à ma plus simple expression !… Je n’ai plus de troupes et je vais avoir peut-être à combattre un monde d’ennemis !…

» Tout cela va dépendre de ce qui va se passer tout à l’heure !

» Voilà trente-six heures que j’attends Hubert ! Il ne saurait plus tarder ! Je suis venu jusque-là, appuyé, comme toujours, sur mon cher « bon bout de la raison »… qui m’a montré la route de Sever-Turn.

» Quoi qu’en ait dit ce pauvre Jean, c’est là qu’il viendra, avec elle. C’est ici qu’il passera !… j’en suis certain !…

» Les raisons de ma certitude, je ne pouvais les donner à Jean. J’y ai bien pensé, mais le connaissant comme je le connais, cela était radicalement impossible !… Il aurait dû me croire sur parole, mais pour me croire, il faut m’aimer. Jean ne m’aime plus !…

» Ce qui me console, c’est qu’il m’adorera dans quinze jours !…

» En attendant, ça manque de confort moderne ici !… Je suis au fond d’une vieille hutte faite avec de la boue, la plaine est devant moi… Derrière, j’ai la montagne… et derrière la montagne, c’est le patriarcat !… Me voici sur le seuil qu’il ne faut pas laisser franchir à Odette… Pour elle, c’est le seuil du tombeau, comme dirait le poète !…

» Heureusement, Hubert ne m’attend pas par ici, et il ne peut soupçonner que je l’attends !… J’aurai le bénéfice de la surprise !… Il faut que j’aie triomphé avant qu’il se soit rendu compte de l’attaque !… Sans quoi, dame !… Je ne pèserai pas lourd devant lui ! Il tue les hirondelles au vol, envoie d’une chiquenaude rouler les taureaux dans la poussière et manie le cheval comme le nommé Centaure lui-même !…

» Oui, mais !… je suis plus malin que lui !… Et c’est ceci qui tuera cela ! comme disait le père Hugo…

»… Du point où je suis, j’aperçois la route devant moi, à plus d’une lieue. Je le verrai accourir, le beau cavalier !… avec Odette plus ou moins ficelée devant lui…

» Certainement, il n’a plus à se gêner !… Maintenant, il ne risque plus que de rencontrer des bohémiens, des cigains de Sever-Turn qui, au besoin, lui prêteraient main forte…

» Oui, mais… Eh bien ! voilà !… Je lui ai préparé quelque chose de gentil…

» Si je ne risquais point de tuer ou de blesser Odette, j’aurais déchargé sur lui mon revolver à la volée ! (son crime, cette fois est patent !… et je sens que le souvenir de son trépas ne troublera pas mes nuits !…) Or, à cause d’Odette, je suis obligé d’agir à coup sûr, c’est-à-dire à bout portant !… Et voilà bien où gît la difficulté !… La route ne se trouve encaissée que passée la frontière du patriarcat… Jusque-là, elle est largement découverte à droite et à gauche… ma hutte est sur le premier contrefort de la montagne, beaucoup trop loin pour que je puisse y rester caché… Tout le problème est là… Il faut que je sois au bord de la