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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/166

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dente m’avait rendu comme fou de rage… J’étais bien résolu d’en finir avec cet insupportable monsieur.

» Le choc fut brutal, nos chevaux se cabrèrent, hennissants, écumants, comme s’ils allaient se dévorer, et c’est ce qui, momentanément, me sauva.

» J’avais espéré le renverser, car je n’osais toujours tirer, à cause d’Odette, mais il me déchargeait son browning à bout portant, et j’aurais certainement eu plus que mon compte si ma bête, ainsi dressée sur ses sabots de derrière, n’avait formé bouclier. Elle reçut trois balles dans le poitrail et les autres projectiles ne firent que m’érafler, tandis que je roulais avec mon cheval dans la poussière du chemin… J’eus le bonheur d’éviter d’être pris sous ma monture et je fus debout en une seconde : je bondis aux naseaux du cheval d’Hubert ! Cette fois, c’était moi qui avais l’avantage, car mon adversaire, ayant brûlé toutes ses cartouches, se trouvait désarmé devant moi !…

» Je lui criai de se rendre, en déchargeant à mon tour mon arme dans la tête de sa monture, mais, hélas ! un furieux coup de pied qui m’arriva en pleine poitrine fit dévier l’arme et me rejeta brutalement sur le roc, étourdi et sanglant…

» Je crachais le sang, j’étais aveuglé par la fureur ! Ma malice n’avait servi de rien ! et je venais d’être vaincu dans ce combat stupide. Il y a des jours où l’on n’a pas de chance !… Du reste, rien ne me réussissait depuis mon accident de chemin de fer !… depuis que cette vieille sorcière de Zina était venue me soigner !… Pour sûr, elle m’avait fichu le mauvais œil !

» Pendant ce temps, Hubert disparaissait avec Odette qui pendait à son bras comme morte…

» Puis je le vis réapparaître sur une autre crête… Une troupe de cigains accourait vers lui : il leur parla, le bras tendu dans ma direction. J’entendis des cris de fureur et je rassemblai mes dernières forces pour me glisser comme une couleuvre dans une anfractuosité du roc, sorte de puits caverne dont je dissimulai à la hâte l’orifice avec des ronces.

» J’avais traîné là mes impédimenta, ce que j’appelle mon nécessaire de voyage, roulé dans ma couverture. J’étais décidé à périr dans ce trou si j’étais découvert, après avoir vendu, bien entendu, ma vie le plus cher possible !…

» Mais on me laissa tranquille ! Ils passaient près de mon trou sans même en soupçonner l’existence…

» Tout de même, je n’étais pas fier de moi. J’avais été au-dessous de tout à cause d’une mouche…

» Et dire qu’il y a un monsieur qui a écrit quelque part que l’on a toujours besoin d’un plus petit que soi !… »


V

…Et ce sont nos aïeux

Qui, pour vous, ont construit ce cachot ténébreux !…

(Anonyme)

Sever-Turn ! Tes vieilles maisons humides et décrépies, tes murailles chancelantes, tes rues défoncées, tes façades lépreuses, ton palais croulant, ton antique basilique, les tours maussades qui défendent le sanctuaire où, depuis des siècles, en dépit des révolutions, des invasions et des fléaux qui dévastent le monde, on conserve la tradition et le rite, comme tout cela avait changé de visage à la première annonce de la bonne nouvelle !

Tu n’étais qu’un linceul ; tu étais devenue en un moment une draperie de fête !

Tu n’étais qu’une plainte ; tu étais devenue un chant !

Reportons-nous à ces premières heures d’enchantement !… Que de tapis, de drapeaux, de bannières ! Les cloches carillon-