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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/167

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nent. Le peuple est en liesse ; les paysans accourent des lointaines campagnes, poussant leurs ânes chargés d’enfants qui agitent des rameaux fleuris… Sur les remparts, les cigains déchargent leurs armes, tandis que les jeunes filles apportent sur les places publiques leurs corbeilles embaumées…

Devant l’arche de la Porte occidentale, une foule remuante attend inlassablement ! Celle qui doit venir !…

Il n’est point jusqu’au nouveau « quartier européen » (ainsi s’exprime ce peuple comme s’il n’était toujours qu’une horde d’Asie) qui ne se soit rempli exceptionnellement de voyageurs, voire de touristes qui ont fait un crochet jusqu’à Sever-Turn pour assister à cette extraordinaire bonne aventure !…

L’Hôtel des Balkans, tout proche du caravansérail, a repeint à neuf ses volets verts, mis un crépi rose, nettoyé les carreaux de la grande salle de banquet : on dirait un vrai palace, avec son vestibule dallé d’ardoises polies comme le marbre et le grand drapeau tout neuf du consul de Valachie, haut personnage, qui habite le plus bel appartement au premier étage, comme il convient à celui qui représente le corps diplomatique à lui tout seul !…

On est ici en pleine civilisation et, traversez la rue, on est en plein moyen âge !…

Contraste savoureux ! que ne manquent point d’apprécier ceux qui voyagent à travers le vaste monde avec un petit livre rouge à la main…

Pénétrons dans le temple. Traversons les cours de cette forteresse où grouillent prêtres et fidèles dans un entassement multicolore, assiégeant les parvis. Les riches ont sorti leurs plus belles chemises rouges et leurs tuniques jaunes… et leurs ceintures damasquinées… mais les loques ne manquent point de couleurs non plus dans cette gamme éblouissante de lumière !

Sous un soleil torride passent des popes tout noirs, porteurs d’icônes d’or, habillés de longs voiles, comme des femmes en deuil… Des hommes s’appuient, pensifs, à de longs bâtons, des mères découvrent des poitrines décharnées et tentent d’y allaiter leur enfant… Une grande joie est répandue sur tous les visages… Ils sont arrivés ! Ils verront la petite Reine ! Ils murmurent les versets prophétiques du Livre des Ancêtres qu’on leur a volé !… Ils attendent la queyra !…

Enfin les portes de fer du grand sanctuaire leur sont ouvertes. Ils se précipitent.

Là-bas, tout au fond, le patriarche Féodor, coiffé de la tiare fabriquée jadis au pays d’Asour (prétend la tradition) s’avance, suivi d’un chœur de vieillards. Tous s’asseoient dans les fauteuils de marbre… Les prières vont commencer ; sitôt que l’on signalera l’approche de la queyra et de son cortège, au-devant duquel est allé le grand Coesre (celui qui porte le fouet en sautoir pour flageller le monde, quelque chose comme le ministre de la Guerre)… Mais tout à coup, une immense clameur vient s’engouffrer sous les voûtes sacrées, en même temps qu’accourt, à bout de souffle et couvert de poussière le messager du malheur…

Il s’effondre aux pieds du patriarche.

— La queyra a été enlevée par les roumis !

Et il a encore la force d’ajouter :

— Mais nous te ramenons l’un de ses ravisseurs !…

Alors il y eut dans le temple un effrayant silence, plus terrible que tout ce que l’on peut imaginer, et qui faisait un horrible contraste avec les hurlements de désespoir qui commençaient à s’élever des quatre coins de la cité maudite.